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que celui qui naît naturellement de l’antagonisme des hommes et des principes. Retiré dans sa loge de bois qu’abrite contre l’éclat de la lumière un écran de couleur verte, le speaker, dont la coiffure rappelle assez bien celle des sphinx égyptiens, assiste plutôt qu’il ne préside aux débats, gardant pendant tout le temps un impénétrable silence. Après quelques discours à effet qui ont vivement ouvert le feu, la lutte de la parole se refroidit, et les bancs se dégarnissent : c’est l’heure du dîner. La controverse se traîne alors lourdement dans une salle à peu près vide. Les voix qui parlent dans ce désert ne s’adressent guère qu’à la loge des journalistes, et les membres de la chambre pourront lire le lendemain dans leur gazette les discours qu’ils n’ont point entendus[1]. Vers neuf heures, les députés reviennent ; le conflit des opinions se ranime. Comme le jour commence à baisser, même au mois de juin, le plafond de la salle en verre dépoli s’éclaire tout à coup au moyen de lampes invisibles. L’apparition de cette mystérieuse lumière produit l’effet de la descente des langues de feu sur le front des apôtres. Les harangues volent inspirées de la bouche des orateurs, et l’atmosphère morale de la chambre va s’échauffant de plus en plus. C’est d’ordinaire assez avant dans la nuit, quand la secousse électrique commence à se communiquer sur tous les bancs, que l’orateur du cabinet et le chef de l’opposition descendent armés de pied en cap dans l’arène. De l’un à l’autre camp, les marques d’attention (hear ! hear !), les rires ironiques, les cris d’enthousiasme, s’entre-croisent avec une inexprimable énergie. A la suite de ces derniers discours, quand la grosse cloche de Westminster sonne deux heures du matin et que les autres horloges de la ville lui répondent de distance en distance comme des sentinelles perdues dans les ténèbres, a souvent lieu ce que les Anglais appellent une division[2].

C’est par une figure de rhétorique ou par une confusion de mœurs que nous parlons, en ce qui concerne les députés anglais, d’urne et de scrutin. Rien de pareil n’existe au-delà du détroit.

  1. Un soir que j’assistais à la séance dans la loge du speaker et qu’un orateur diffus continuait son discours au milieu de la solitude, un de mes voisins se mit à réciter à demi-voix ces vers, dans lesquels le poète Tennyson fait parler un ruisseau :
    For men may come and men may go,
    But I go on for ever.
    « Les hommes peuvent venir et les hommes peuvent s’en aller, mais moi je coulerai toujours. »
  2. Lorsque les débats touchent au dénoûment, on entend retentir sur les bancs de la chambre les cris de vide, vide. C’est une abbréviation pour divide et une manière de demander la clôture, qui n’est du reste jamais prononcée dans les chambres de la Grande-Bretagne.