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ne devait rompre. Retiré dans le magnifique palais Poli, derrière la fontaine de Trevi, l’artiste vivait entouré de respects, d’admiration, d’affections précieuses. La mort vint bientôt frapper à coups redoublés autour de lui ; il perdit à une année d’intervalle sa femme Gertrude, puis sa fille, et il se vit un moment condamné à la mortelle affliction de survivre à tout ce qu’il aimait. Au lieu de se laisser abattre, il réagit bravement, et, intrépide en toute chose, il ne craignit pas d’épouser à soixante-dix-huit ans une jeune fille d’Urbino, éprise de sa gloire, dévouée à sa vieillesse, vrai rajeunissement pour lui comme pour la société affectueuse qui se réunissait autour du noble artiste, il ne devait pas mourir à Rome ; une nouvelle et dernière illusion, celle d’exécuter une partie de ses fresques, le ramena encore une fois à Berlin. Là se sont passées, dans le calme d’une existence grave et sereine en même, temps, ses dernières années. Il avait tous les dimanches un dîner d’amis qu’il égayait par une conversation enjouée, quoique sa vivacité, prompte à prendre feu, ne supportât point aisément la contradiction. La peinture, qu’il avait toujours comprise comme un exercice supérieur de la pensée, mais un exercice libre, non sacerdotal et morose, l’occupait sans cesse. En 1866, il achevait activement un de ses cartons, la Communication du Saint-Esprit, qu’il destinait à figurer à l’exposition universelle. Sa mort, arrivée au mois d’avril dernier, l’a surpris pour ainsi dire le crayon à la main et la pensée en éveil.

Quiconque a séjourné quelque temps à Berlin a pu rencontrer vers midi, dans l’avenue du Thiergarten, qui conduit à l’établissement de Kroll, ou dans les allées voisines, un vieillard d’une taille au-dessous de la moyenne, mais droit et ferme, quoique se mouvant avec lenteur. Son front, modelé largement, sans être très élevé, paraissait fait pour abriter un monde de pensées ; son nez aquilin et d’un contour net, sa bouche à la lèvre inférieure un peu saillante et entourée de plis caractéristiques, ses yeux perçans, toute sa figure à grands plans indiquait l’énergie et la réflexion. C’était Pierre Cornélius, qui, après avoir travaillé pendant la matinée, faisait sa promenade accoutumée aux environs de sa maison. Il existe de lui plusieurs portraits, un de Schrœder au musée de Cologne, un autre d’Oscar Begas au musée d’Anvers : ils présentent tous le même caractère. Le plus récent, qui est du directeur actuel de l’académie de Dusseldorf, Bendemann, a été exécuté en 1862 pendant un voyage que Cornélius faisait sur le Rhin ; celui-ci a écrit au-dessous ces paroles : « La nature est la femme, le génie est l’homme ; quand ils s’unissent d’amour, ils donnent le jour à des enfans immortels, beaux et souverains comme eux. »