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battu. Mme Bréhanne disputa comme un procureur. Prosper jouait l’indifférence et ne disait mot. M. Patru lui déclara qu’il était notre mandataire, que l’argent passerait par ses mains, qu’ils eussent à s’adresser à lui.

— Mariez-vous bien vite, leur dit-il, embarquez-vous pour Lima, et qu’on ne vous revoie plus !

— Ah ! par exemple, fit Prosper, quand j’aurai fini mon drame…

— Votre drame ! Qui diable ! croit encore à votre drame ?

Prosper m’a écrit. Il est bon prince : il consent à tout oublier. Il plaisante sur les nouvelles relations de parenté que va établir entre nous notre double mariage : — Grâce à Dieu ! vous n’êtes plus mon frère. Vous serez, selon les circonstances, mon gendre ou mon neveu. Je puis me couvrir devant vous comme un grand d’Espagne. — Le reste de sa lettre est un cantique en l’honneur du Pérou. Nouveau Pizarre, il s’apprête à conquérir l’empire des Incas pour le compte de sa souveraine, la poésie. Il voit déjà s’ouvrir devant lui des horizons immenses… Immense ! à l’article de la mort, il aura ce mot entre les dents.

Je faisais hier une réflexion mélancolique. Prosper est un tempérament ; je suis peut-être une âme. Si on nous fondait ensemble, cette combinaison pourrait bien produire un grand poète. Tels que nous sommes, chacun de nous n’est que la moitié de quelqu’un. J’ai le rêve, il a la main ; de cette main mise au service de ce rêve, il sortirait peut-être quelque chose de grand.

Que dirait mon père ?… Hélas ! j’ai misérablement échoué. La tâche était au-dessus de mes forces. Il n’est pas d’homme moins propre que moi à prendre de l’ascendant sur un autre homme Prosper a plus fait pour moi que je n’ai fait pour lui. Il m’a tiré de mon indifférence, il m’a fait désirer le bonheur, il m’a réconcilié avec le possible. C’est le malade qui a guéri le médecin…

Je passe auprès d’elle des journées entières qui s’écoulent comme des minutes. Qu’elle me parle ou qu’elle se taise, sa présence me suffit ; je ne rêve rien au-delà. Après l’avoir quittée, l’inquiétude me reprend. Je me demande : Le bonheur de demain vaudra-t-il celui d’aujourd’hui ? mais à peine l’ai-je revue, tous mes doutes sont levés. Quelle est donc cette musique qui berce le cœur et qui endort le rêve ?

Cette après-midi nous nous sommes promenés le long de l’Aygues. Nous nous assîmes sur la berge, au pied d’un saule. À cet endroit, il y a grand fond. Il me prit une envie folle de l’enlacer de mes bras et de me précipiter avec elle dans cette eau profonde, pour être sûr d’emporter dans la mon ce qui me remplissait le cœur. Il sembla qu’elle eût deviné ma pensée : elle se tourna vers