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PROSPER RANDOCE.

saurai-je où commence l’homme, où finit le comédien ? J’ai beau fouiller sous le masque, je ne trouve point de visage.

XXVIII.

Trois semaines plus tard, Didier écrivait ce qui suit :

« C’en est fait : entre Randoce et moi, il y aura l’Océan. Rien ne finit que par la mort, et grâce au ciel nous sommes très vivans l’un et l’autre ; mais l’Océan, c’est quelque chose. Je crois qu’à cette distance nous ne nous gênerons point et que nous pourrons nous aimer.

Pendant une journée, je fus bien inquiet ; je me reprochais de l’avoir mis au défi ; je le cherchai dans la montagne, et, regardant mes mains, je croyais apercevoir des taches de sang. Je courus aux Trois-Platanes. Je vois encore Lucile accourant à moi tout effarée : — Ma mère est partie ; elle avait si bien pris ses mesures que je ne me suis doutée de rien. Sa chambre est vide ; elle a tout emporté, jusqu’à sa perruche. Elle avait deviné que je ne quitterais plus Nyons. — Ils sont partis ensemble, lui dis-je, et je sentis comme un rocher qui se détachait de ma poitrine. Survint M. Patru, qui se mit à rire au anges. — De quoi vous plaignez-vous ? s’écria-t-il. N’êtes-vous pas trop heureux que ces deux folies se soient plu l’une à l’autre ? Désormais votre bonheur est franc de toute hypothèque.

Une lettre nous arriva de Bordeaux, lettre folle d’amour, folle d’injustice. Mme Bréhanne nous accusait de la vouloir séparer de l’homme de ses rêves ; il dépendait de nous qu’il l’épousât. Elle nous exposait les théories de Randoce, qui sont étranges. Il estime qu’un homme peut en sûreté de conscience se faire entretenir par sa maîtresse, entre amans tout est commun ; mais il se déshonore en vivant des charités de sa femme… — Ils veulent vous faire chanter, dit M. Patru.

Je résolus de partir sur-le-champ pour Bordeaux. Il m’en empêcha : — Vous accorderiez tout ! — Nous passâmes toute la nuit à batailler. Je lui disais : — Pensez de Randoce ce qu’il vous plaira ; toujours est-il qu’il n’avait qu’un mot à dire, qu’une grimace à faire pour obtenir de moi ce qu’il voulait. Ce mot, il ne l’a pas prononcé ; cette grimace, il n’a pu la commander à son visage. — M. Patru partit le lendemain, muni d’instructions et de pouvoirs. Il trouva la situation un peu différente de ce qu’il attendait. Mme Bréhanne lui parut amoureuse à en perdre la tête ; son aventure l’avait rajeunie, transformée ; elle était jolie comme un ange. Prosper semblait épris ; mais, selon M. Patru, c’est pour le Pérou qu’il en tient. Le chiffre des deux pensions fut longuement, âprement dé-