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REVUE DES DEUX MONDES.

— Oh ! rassure-toi ! s’écria-t-il. Ce n’est plus un fantôme que j’aime, c’est une femme. Tu as appris de la vie deux grandes choses : tu sais pardonner et tu sais croire… Je veux aller à ton école ; tu me donneras un peu de ton cœur.

XXVII.

En arrivant au Guard, Didier vit accourir au-devant de lui Marion, qui paraissait hors d’elle-même. Elle avait la physionomie renversée et levait les bras au ciel comme pour le prendre à témoin. Elle fut quelque temps sans pouvoir parler. Enfin d’une voix entrecoupée elle apprit à Didier qu’en son absence il se passait chez lui des choses inouïes. Une femme était venue… non, ce n’était pas une femme, c’était un diable en jupons qui jurait comme un grenadier. Pour fêter cette princesse, Prosper avait commandé à Baptiste un vrai festin de Balthazar, et, s’étant levé à la pointe du jour, il avait fait main basse sur toutes les fleurs du jardin, qu’il avait répandues en litière sur le devant de la maison, après quoi il avait contraint tous les ouvriers à quitter leur travail, à s’endimancher, à saluer l’arrivée du diable par des salves de boîtes et de pétards. Ce qui avait suivi était, selon Marion, impossible à décrire ; il semblait que. le Guard eût été mis au pillage comme une ville prise d’assaut. La bonne femme exagérait ; il n’y avait de vrai dans tous ces tragiques récits que le parterre saccagé et un peu de vaisselle brisée. — À cette heure, dit-elle en finissant, ils sont enfermés dans le salon, où ils tempêtent l’un et l’autre à qui mieux mieux. C’est un vacarme à ne pas entendre Dieu tonner. Personne n’ose entrer. Ah ! monsieur, Dieu te garde de tes amis ! Que penserait ton pauvre père d’une telle aventure ?

— À vrai dire, lui répondit-il, il serait le dernier qui eût le droit de s’en plaindre.

En approchant de la maison, Didier entendit de grands éclats de voix. Il ouvrit la porte du salon et fut témoin d’une scène bien différente de ce qu’il attendait. Prosper, les cheveux en désordre, était à genoux, dans l’attitude du plus humble des supplians. De ses lèvres pâles, convulsivement agitées, jaillissait un long torrent d’éloquence. Appuyée contre la cheminée, Carminette le regardait d’un œil dur et paraissait l’écouter à peine ; sa figure exprimait la plus vive contrariété. Elle regrettait amèrement d’être venue et maudissait sa complaisance. Elle avait pensé trouver à Nyons Didier et trois chansons ; point de Didier, point de chansons ; elle allait repartir les mains vides. Les jonchées de fleurs qu’on avait répandues sous ses pas, les pétarades dont on l’avait saluée, le