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PROSPER RANDOCE.

rien. Je vivais dans l’indifférence ; les cruels déboires, les amertumes que j’ai éprouvées, que j’éprouve encore, m’ont réveillé ; pour la première fois, j’ai senti le besoin de me consoler, d’être heureux… Et le bonheur, le voici ! ajouta-t-il en étendant le bras vers elle.

Elle fut prise d’une violente émotion. — Ainsi, dit-elle, le serment que je vous ai fait prêter l’autre jour…

— Je suis prêt à le renouveler ; cependant il m’en coûterait, je l’avoue. Votre méfiance m’afflige. Je ne suis pas un saint, je ne suis pas un héros ; mais je mérite qu’on se fie à ma parole.

— Prenez garde, lui dit-elle, nous avons des preuves… — Et à ces mots, s’étant levée, elle tira de son secrétaire la photographie de Carminette, qu’elle lui présenta. Il demeura stupéfait. Elle lui fit signe de retourner la carte, et il lut ce que Carminette avait écrit sur le revers. Il se frappa le front, son visage exprima un amer désespoir, dont Lucile ne comprit pas la cause.

— C’est lui,… c’est M. Randoce qui vous a remis cette carte ? dit-il.

— À l’avenir, lui répondit-elle, vous serez plus circonspect dans le choix de vos amitiés.

— Cet homme n’est pas mon ami, s’écria-t-il, c’est mon frère. Elle fit une exclamation.

— Oui, mon frère… et mon ennemi.

Il resta un instant plongé dans un muet accablement ; il avait oublié Lucile, il ne pensait qu’à Randoce. Revenant à lui-même :

— Pardonnez-moi, dit-il. J’oubliais que ce portrait m’accuse… Vous vous êtes imaginé… Détrompez-vous. Cette femme… Je l’ai vue chez lui, et je vous assure… Laissez-moi reprendre mon sang-froid ; je veux tout vous conter…

Elle l’arrêta d’un geste, et la tête haute, une flamme dans les yeux, elle le regarda d’un air exalté qui donnait à sa beauté une expression sublime. — Pas un mot, dit-elle. Ne m’expliquez rien. Je vous crois. L’Évangile n’a-t-il pas dit : Bienheureux ceux qui croient ? Laissez-moi jouir de mon bonheur.

Il se précipita à ses pieds et s’empara de ses deux mains, qu’il couvrit de baisers. À plusieurs reprises il essaya d’entamer son récit, elle lui ferma la bouche. — Non, je ne veux pas vous entendre, lui disait-elle. Plus tard… Vous parlerez plus tard. Aujourd’hui je ne veux savoir qu’une chose : c’est que je vous crois.

Il la regardait d’un air d’adoration. Elle eut tout à coup un frisson, et secouant la tête avec un sourire trempé de larmes : — Aurais-je par hasard des pavots dans mes cheveux ? lui demanda-t-elle.