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PROSPER RANDOCE.

— On jase beaucoup dans les petites villes, dit Mme d’Azado avec un geste d’impatience, et il est bon de fermer l’oreille aux sots discours.

— Ah ! permettez, reprit M me Bréhanne. Que vous défendiez votre cousin, rien de plus naturel ; on se doit bien cela entre parens. Après tout, que lui reproche-t-on ? D’avoir le cœur plus inflammable qu’il ne veut le laisser voir. Le médecin de Rémuzat, homme grave, à ce qu’il paraît, a été témoin des fureurs d’un mari Mon Dieu ! le crime n’est pas noir, ce n’est pas un cas pendable. J’en conclus seulement que les hommes qui n’ont pas l’air d’y toucher sont sujets à caution. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

Randoce détourna la tête en jouant l’embarras. — M’est avis, répliqua-t-il, que Mme d’Azado a raison, et que le médecin de Rémuzat n’est pas un oracle.

Et là-dessus, s’empressant de rompre cette conversation, il demanda le nom d’une fleur à Lucile ; puis de propos en propos, et par d’ingénieux détours, il en vint à parler théâtre et interrogea Mme Bréhanne sur les pièces nouvelles qu’elle avait vu jouer à Paris. Il écouta patiemment sa réponse, qui ne fut pas courte, après quoi il lui dit en riant : — Vous n’avez pas eu la curiosité d’entendre Thérésa ou sa rivale, la fameuse Carminette ?

— Ce n’est pas ma curiosité qui était en défaut, répondit-elle ; mais on prétend que ce genre de spectacles est du fruit défendu pour les honnêtes femmes. Cette Carminette fait fureur. Je m’étais promis de me procurer sa photographie, car je suis en train de me monter un album de célébrités ; mais dans le trouble du départ je n’y ai plus pensé.

— Si vous désirez faire connaissance avec cette héroïne, reprit-il, j’ai de quoi vous satisfaire.

Et tirant son carnet de sa poche, il lui montra la photographie de Carminette. Mme Bréhanne voulut la lui prendre des mains. — Je ne m’en dessaisis pas, dit-il. Je permets qu’on regarde, je ne permets pas qu’on touche. J’ai mes raisons pour cela.

Ce mystère irrita la curiosité de Mme Bréhanne. Elle avança la tête, se récria d’admiration, déclara bien haut que le portrait de Mlle Carminette annonçait une personne tout à fait extraordinaire, et supplia Prosper de le lui céder pour qu’elle le mît dans son album. — J’y consens, dit-il, mais à la condition que vous me procurerez un canif pour gratter quelques mots qui ne doivent être lus de personne.

Un éclair de jalousie brilla dans les yeux de Mme Bréhanne. Elle allongea lestement le bras et se saisit de la photographie, que Prosper retint avec mollesse. Il fit semblant de se fâcher, réclama