courait sur le génie, sur la fatalité, sur toutes les immensités, et, secouant sa chevelure olympienne, il ébranlait l’univers. Ce lyrisme et cfes immensités ravissaient Mme Bréhanne. Aller à Cythère en passant par Pathmos lui avait toujours paru le bonheur suprême. Une seule chose l’inquiétait : était-ce bien pour elle que venait Randoce ? Quand la mère et la fille étaient ensemble, il leur accordait une égale attention. Le fait est qu’il ne voyait pas la nécessité de sacrifier l’une à l’autre. Lucile lui semblait adorable, mais la conquête de Mme Bréhanne n’était point à dédaigner. Il avait, comme on sait, deux cases dans le cœur, et, ces cases s’étant vidées presqu’en même temps, il eût été bien aise de les remeubler à neuf toutes les deux. Avec Mme Bréhanne, il était à peu près sûr de son fait ; il la sentait en quelque sorte dans sa main et la traitait déjà avec empire. Certain que le jour où il dirait : Je veux, elle ne résisterait que pour la forme, il n’était pas pressé d’en finir, et préférait laisser mûrir le fruit sur la branche.
Un jour que Prosper, se trouvant en tête-à-tête avec Mme d’Azado, avait fait en pure perte pendant une heure l’amoureux transi, il eut un de ces retours de raison par lesquels il rachetait ses folies. — Il faut y renoncer, se dit-il en sortant ; ces raisins-là sont trop verts. — À ces mots, soit sagesse, soit dépit, il se sentit subitement guéri de sa passion. — Ce qu’il y a de bon, pensa-t-il encore, c’est que j’ai fait vingt sonnets qui valent ceux de Soulary.
Cependant il lui restait une curiosité à satisfaire. Le lendemain matin, il entra dans le cabinet de Didier, s’étendit sur le sopha, fut quelque temps sans rien dire, paraissant plongé dans une profonde rêverie. Puis tout à coup : — Aille à Naples qui voudra ! Moi, je dis : Posséder cette femme et mourir !
À cette brusque exclamation, Didier pâlit, se leva, serra les poings, et regardant son frère d’un air terrible : — De quelle femme parlez-vous ? lui cria-t-il.
Prosper partit d’un éclat de rire. — Ah çà ! dit-il, où prenez-vous ce masque tragique ? Je commence à croire que je déteins sur vous. L’expression est excellente, le geste admirable. Vous aimez votre cousine ? vous avez des droits sur elle ? Que ne parliez-vous ! Je suis trop délicat pour braconner sur vos terres… Ainsi donc vous vous proposez de conduire à l’autel cette adorable veuve. Convenez que vous avez longtemps balancé à franchir le mot et le pas. C’est moi qui vous ai décidé. Dites encore que je vous suis inutile… Mais franchement le mariage est-il bien votre fait ? Je vais vous scandaliser ; vous millionnaire, et moi va-nu-pieds, nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. C’est à croire que nous sommes un peu frères. Ni l’un ni l’autre nous ne prenons la vie au sérieux…