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ceux des naufragés à qui une table dressée est apparue en songe.

De deux jours l’un, il se rendait dans l’après-midi aux Trois-Platanes, bien qu’il pût s’apercevoir que la fréquence de ses visites étonnait et importunait Mme d’Azado. Il arrivait résolu à se déclarer, à mettre le siége devant la place. Au bout de peu d’instans, il sentait son courage faiblir, ses audaces s’en aller à vau-l’eau. L’air tranquille et sérieux de Lucile, cette parfaite sincérité que révélait son regard, la fermeté de son bon sens, le tour net et posé de son esprit, déconcertaient tous ses plans ; il voyait un abîme se creuser soudain entre son désir et lui, et il comprenait la folie de ses espérances ; mais à peine se retrouvait-il seul avec lui-même, il se forgeait de nouveau une Lucile de fantaisie qui n’avait de commun avec l’autre que la beauté. Sa chimère était accessible, complaisante et comme à portée de son désir. L’illusion et l’espoir lui revenaient. Le surlendemain, il courait aux Trois-Platanes, il voyait le fossé, et son bon sens lui criait : impossible. Sa consolation était de mettre en vers tout cela ; chaque soir, il taillait sa plume et bâclait un sonnet.

La première fois que Mme d’Azado revit Didier, elle lui demanda quelques informations sur son hôte, dont les assiduités, disait-elle en riant, commençaient à inquiéter ses platanes. Sur un mot qui lui échappa, Didier comprit qu’elle s’étonnait qu’il fût l’intime ami d’un Randoce, et qu’elle avait peine à s’expliquer une étroite liaison entre deux hommes dont les caractères se convenaient si peu. Il se contenta de lui répondre que M. Randoce était un homme de talent, et qu’il fallait lui passer les singularités de son humeur. Survint M. Patru, lequel chanta sur une autre note ; il dauba vigoureusement sur l’intrus et engagea Mme d’Azado à tenir à distance cet écervelé, qui tôt ou tard ne pouvait manquer de lui manger dans la main. Didier riposta. Lucile termina la discussion en disant au notaire : — Je ne m’effraie pas si facilement. M. Randoce a le secret de désennuyer ma mère ; elle me ferait une scène, si je le priais de se rendre plus rare.

Mme Bréhanne avait conçu pour Prosper une admiration qui allait jusqu’à l’engouement. Elle le trouvait délicieux, accompli de tout point. Le héros de roman après lequel elle avait vainement couru sur les bords du Rhin était venu la chercher à Nyons, dans ce pays où il ne se passe rien. Rongée d’ennui, elle attendait ses visites comme les Hébreux dans leur désert soupiraient après la manne céleste. Randoce se mettait en frais pour lui plaire ; il lui contait avec agrément des anecdotes de coulisses, des aventures quelquefois un peu lestes, sans laisser jamais échapper un mot libre ; tout était voilé de gaze, mais on n’en perdait rien. Au travers de ces papotages passaient tout à coup de grands éclairs de lyrisme : il dis-