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de croire à leur torrent et de l’attendre. Moi, je n’attends rien.

M. Patru hocha sa grosse tête. — Bah ! fit-il, il ne faut pas dire : Fontaine... Il arrive tant de choses dans ce monde ! Supposons par exemple que vous alliez faire un voyage sur mer, que vous tombiez aux mains d’un pirate, qu’il vous vende à quelque petit prince nègre du Soudan, lequel vous fera tourner la meule dix heures par jour... Il est certain qu’au bout de deux semaines de ce régime vous seriez un autre homme.

— Vous me faites frémir, fit Didier. Voilà un cas, je l’avoue, que je n’avais pas prévu.

— Supposons encore que dans votre captivité vous deveniez amoureux d’une belle princesse qui vous paierait de retour...

— Passe encore pour le corsaire ; mais je ne crois pas à l’amour.

— Y avez-vous jamais cru ?

— J’ai cru au plaisir. On ne m’y reprendra plus. M. Patru regarda un instant Didier d’un air de profonde admiration. S’ étant incliné jusqu’à terre : — Serviteur à votre mélancolie ! s’écria-t-il, et il fit mine de s’en aller ; mais, se ravisant, il s’approcha du jeune homme, lui frappa sur l’épaule et le regarda dans le blanc des yeux. — À propos, lui dit-il, dans peu de temps d’ici, j’aurai une importante communication à vous faire...

— De la part de qui ? demanda Didier. De la part du corsaire ou de la princesse ?

— Votre père, reprit le notaire d’un ton grave, m’a confié sur son lit de mort ses dernières volontés, et il m’a chargé de vous les faire connaître.

Didier se dressa brusquement sur ses pieds. — Eh quoi ! s’écria-t-il d’une voix émue, en mourant mon père a exprimé un dernier vœu, un dernier désir ; il attend quelque chose de moi, et c’est aujourd’hui que je l’apprends !

— Calmez-vous, lui répondit M. Patru. Vous n’apprendrez pas son devoir à un vieux notaire ; soyez sûr que j’ai suivi fidèlement les instructions de votre père. Avant de vous révéler mon secret, je devais prendre quelques informations. Des lettres se sont perdues ; mais je saurai bientôt ce que je dois savoir. Dès que l’heure de parler aura sonné, vous saurez tout... Adieu ! mon beau garçon: reprenez votre somme que j’ai brusquement interrompu, et consacrez au dieu des songes les courts loisirs qui vous restent !

Et comme Didier cherchait à le retenir, il se dégagea lestement :

— Je suis pressé, on m’attend, ajouta-t-il. N’essayez pas de me suivre, nous ne saurions aller du même pas.

Et il détala rapidement le long de la pente en faisant le moulinet avec sa canne, dont il assenait de grands coups à tous les cail-