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PROSPER RANDOCE.

doce est transparent. À le juger sur la mine, on ne lui donnerait pas le bon Dieu sans confession.

— Tel qu’il est, monsieur Patru, si, depuis que je le connais, il avait eu un moment d’effusion sincère, un élan de cœur et de confiance, il eût été bien fort, et je ne sais trop ce que j’aurais fait.

— Et moi je dis de plus belle : Bénie soit la sainte Providence de ce que le Randoce a un caillou à l’endroit du cœur !… Mais ne parlez pas trop haut, il pourrait vous entendre, et j’imagine que le drôle peut fourrer, quand il lui plaît, des larmes dans sa voix.

— Vous ne le connaissez pas. Il a tous les défauts que vous voudrez ; mais il est trop poète pour être hypocrite. Il n’est pas sincère, mais il n’est pas faux ; il n’a point de scrupules, mais il est incapable de certaines bassesses. Il a de l’honneur à sa façon, qui, j’en conviens, n’est pas celle des honnêtes gens. Son imagination vaut mieux que son cœur ; elle fréquente chez les dieux, chez les héros, et si elle lui fait faire des folies, en revanche elle le sauve de l’avilissement. Il ne se respecte pas toujours, mais il se considère, et l’estime qu’il a pour son talent lui tient lieu de dignité ; il porte dans sa tête certaines chimères qu’il prise plus encore que tout l’or du Potose ; aussi marche-t-il le front levé, et le pied peut lui glisser dans la boue, il n’enfoncera pas. Il n’y a pas de danger qu’il cherche à me gagner par des cajoleries ; quand d’aventure il est aimable, c’est qu’il est de bonne humeur ; il serait incapable de se contraindre pour capter mes bonnes grâces. Il croit avoir des droits, et je lui donnerais demain un million qu’il ne daignerait pas m’en remercier. Vous voyez qu’il n’est pas dangereux, et que vous n’avez pas à craindre que mon Mexique me coûte les yeux de la tête.

— Enfin que comptez-vous faire pour lui ? s’écria M. Patru, que ce langage inquiétait.

— En expiation de certains tours qu’il m’a joués et pour lui apprendre à tenir sa parole, j’exige qu’il achève ici un grand drame qu’il a sur le métier, après quoi je lui donnerai la clé des champs et six mille francs de pension.

— Six mille francs ! fit le notaire épouvanté. Pourquoi pas cent mille ? Qu’en dirait votre père ! Il n’aimait pas l’argent, mais il l’estimait. A-t-il sué sang et eau toute sa vie pour qu’après sa mort ses écus s’en aillent s’engloutir dans un tripot, ou servent à entretenir des créatures ?

Ils eurent à ce sujet une assez vive altercation. M. Patru partit furieux, et tout le long du chemin il grommela entre ses dents : — Le diable emporte les idéalistes !

En rentrant au salon, Didier trouva Prosper assis en face du portrait et causant à haute voix avec lui-même. C’étaient des propos