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REVUE DES DEUX MONDES.


— Que signifient ces logogriphes ? interrompit Prosper. Vous aviez un secret à me révéler. Ce secret…

— Ayez l’obligeance de me suivre, répliqua Didier, et il le conduisit au salon. Dans ce moment, Marion arrosait les jardinières. En apercevant Randoce, elle poussa un cri, comme à la vue d’un revenant ; son arrosoir lui échappa des mains, et l’eau se répandit sur le parquet. — Jésus, Marie ! murmura-t-elle, ton ami, monsieur, est la parfaite ressemblance de ton pauvre père quand il était jeune !

Didier lui fit signe de sortir, et se tournant vers Prosper, que le geste et le cri de Marion avaient frappé d’étonnement : — Cette bonne femme a raison, lui dit-il. Voici le portrait de mon père ; il est certain que vous lui ressemblez fort, et je doute que le hasard ait tout fait dans cette ressemblance.

Prosper rougit et pâlit, tour à tour il contemplait le portrait ou se regardait dans la glace ; puis reportant les yeux sur son frère, qui l’observait avec attention : — Serait-il vrai ?..

— Rien n’est plus vrai.

— Voilà donc le mot de l’énigme ! s’écria-t-il en passant ses deux mains dans sa chevelure. Est-ce que je rêve ? Jouons-nous un drame ?.. Un arrosoir qui tombe, une bonne femme qui crie, une glace, un portrait… C’est ton père, c’est notre père, tu es mon frère, je suis ton frère… Attendrissement, tableau ; mais le rideau ne tombe pas. La pièce ne fait que de commencer.

La voix lui manqua. Il se laissa tomber dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. Didier était dans l’attente et ne soufflait mot. Il se demandait avec anxiété ce qui allait sortir de ce silence, de ce recueillement ? À quoi pensait Prosper ? que se passait-il dans son cœur ? Il est des secondes qui décident de toute une vie ; les âmes ont leurs révolutions, leurs émeutes, leurs coups d’état, où se révèlent leurs dessous mystérieux. Il semblait à Didier que son frère, en se redressant, allait lui montrer une figure toute nouvelle, une figure inconnue, la figure d’un frère.

Enfin Randoce ôta ses mains de son visage. — Savez-vous, dit-il, à quoi je pense ? J’en suis fâché, mon cher ; je vous avais pris jusqu’à ce jour pour un être extraordinaire, dont le nom méritait d’être inscrit en lettres d’or sur le glorieux registre des bienfaiteurs des lettres et de l’humanité. Je m’aperçois qu’il n’y avait rien de si sublime dans votre fait. Vous aviez un petit devoir de famille à remplir, et, soit dit sans reproche, vous avez tâché de vous en tirer à bon compte. Sans rancune, embrassons-nous, monsieur mon frère.

Didier demeura immobile. Il sentait ruisseler le long de son dos une sueur de glace.