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REVUE DES DEUX MONDES.


XXII.

En s’en retournant, Didier prit par les arcades. Comme il passait devant le Café du Commerce, dont la porte ouverte était masquée par un rideau de serge, il entendit prononcer quelques mots qui le firent s’arrêter : — Je l’ai vu, de mes propres yeux vu, disait un des habitués assis près du seuil. C’est le même jeune homme qui avait loué un cheval à Y Hôtel du Louvre et qui était parti ventre à terre pour Saint-May. Il est monté ce matin vers onze heures au Devès. J’étais dans mon jardin, je l’ai vu passer. Il avait l’air d’un homme qui médite un mauvais coup. Était-ce une vengeance, un suicide ? qu’en sait-on ?… Il serait bon d’avertir M. de Peyrols pour qu’il se mette sur ses gardes ; mais votre Didier est un homme inabordable et qui tient à distance les questions et les conseils. Il n’y a que les mendians qui soient à leur aise devant lui.

Didier entra dans la salle, où il se fit aussitôt un grand silence. En vain promena-t-il ses yeux autour de lui comme pour provoquer une explication ; personne ne dit mot. Il s’assit à une table, prit un journal. Pendant qu’il lisait ou faisait semblant de lire, il était le point de mire de tous les regards. Chacun des assistans faisait sa remarque : l’un observait que Didier avait le teint brouillé et les yeux battus, un autre qu’il était brusque dans ses mouvemens, un troisième que son nœud de cravate était moins élégant qu’autrefois. Tout cela prouvait qu’il y avait anguille sous roche, qu’il s’était passé quelque chose. Quoi ? C’est ce qu’on ne savait. Il courait plusieurs versions sur l’aventure de Saint-May : belle matière à controverse !

Didier posa son journal et regarda de nouveau les curieux qui l’observaient. Ils détournèrent la tête et se mirent à causer de leurs petites affaires. Il sortit, prit le chemin du Devès. Ainsi se nomme cette butte rocheuse à laquelle est adossé Nyons, et dont le sommet pelé est couronné d’une chapelle. Didier gravit jusqu’au sommet, battant les buissons, interrogeant du regard les ravins, dont le silence semblait raconter une histoire. Le Devès est un mont propice au suicide ; il se termine par une étroite plate-forme flanquée de rochers à pic. Parvenu sur la plate-forme, Didier en fit le tour. Il n’aperçut qu’un bûcheron et une chevrière ; ni l’un ni l’autre n’avaient vu celui qu’il cherchait.

Il s’assit sur un tas de pierres, le visage tourné vers la vallée. Il questionna sa conscience. Si on fût venu lui annoncer en ce moment que son frère s’était tué, n’aurait-il point eu de reproches à se faire ? Il n’était pas tranquille à ce sujet. La vérité est la dette la plus sacrée ; de quel droit l’avait-il refusée à Randoce ? Il aurait dû