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bien peu, qu’il était nonchalant au travail comme au plaisir, qu’il ne prenait feu pour rien, qu’il avait l’humeur indolente comme sa mère et de grands yeux gris qui regardaient volontiers voler les mouches. Cette découverte l’affligeait; il prenait l’alarme; toute chose cessante,, il faisait venir Didier dans son cabinet, employait de longues heures à le harceler de questions et de reproches, battant briquet sans se lasser et se plaignant que l’amadou était humide, après quoi il tenait de doctes conférences avec le précepteur qu’il lui avait donné et dont il n’avait guère lieu de se louer, développait les plus belles théories d’éducation, discourait, dissertait à perte de vue, débitait force aphorismes tels que ceux-ci : — « Il n’y a que les sots qui s’ennuient; on n’a jamais rien inventé de plus intéressant que ce monde; tout y est matière à expériences.

— La vie est une bataille à gagner; il importe d’ouvrir le feu de bonne heure.

— Il faut faire avec passion tout ce qu’on fait, même une partie de bouchon. Que monsieur mon fils apprenne à se donner la fièvre.

— Vouloir est le plaisir des dieux. L’homme qui rêve se rapproche des végétaux. Je crains que Didier ne passe son temps à se chercher sans se trouver. A douze ans, je savais déjà qui j’étais.

— Si vous lisez Tite-Live avec lui, tâchez qu’il prenne résolument parti pour Annibal ou pour les Romains. Je veux qu’il déraisonne là-dessus. J’ai la sainte horreur des neutres.

— Nous devons apprendre à avaler les couleuvres de bonne grâce : on ne devient homme qu’à ce prix, et cela vaut toujours mieux que de mâcher à vide. Si j’étais condamné à ne rien faire, je supplierais Dieu de m’envoyer quelques bons chagrins qui me donnassent de l’occupation.

— Didier est bon, loyal, généreux, il a le cœur bien placé. Tout cela n’est rien. L’homme inoffensif est le dernier des hommes. Je serais désolé que mon fils fût indigne d’avoir des ennemis. »

Toutes ces grandes maximes, répétées par le précepteur à son élève, produisaient un médiocre effet. En vain, par déférence filiale, Didier cherchait-il à s’en pénétrer, sa nature résistait; il ne réussissait pas à se donner la fièvre, il réussissait encore moins à se faire des ennemis, et s’il estimait qu’ Annibal avait quelque peu raison, il tenait aussi que les Romains n’avaient pas tout à fait tort. Aussi bien, après l’avoir endoctriné pendant trois ou quatre jours, M. de Peyrols recevait quelque lettre d’affaires qui faisait diversion à ses bourrasques de paternité ; un beau matin, il chaussait ses grandes bottes, se mettait en chemin, et Didier restait en tête-à-tête avec son précepteur, lequel ne lui répétait plus que par manière d’acquit et d’une voix traînante et nasillarde : « Vouloir est