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qui avait assisté à sa vie, et même dans le public qui, de plus loin, connaissait son nom et ses œuvres. Il est mort populaire, comme un sincère et constant défenseur des idées, des sentimens, des intérêts et des espérances qui, en France et je pourrais dire en Europe, vivent dans l’âme des hommes de bien et de sens, en dehors des luttes du présent et au-dessus des nuages de l’avenir.

M. de Barante a-t-il pressenti la popularité de son cercueil ? L’a-t-il attribuée à ce bon instinct public qui en est, à mes yeux, la principale cause ? J’en doute. En même temps que jusqu’à ses derniers jours il a gardé toutes ses convictions morales et libérales, il ne laissait pas d’avoir, sur l’état actuel des esprits et des faits parmi nous, un sentiment de tristesse et d’inquiétude. Il lui arrivait alors ce qui arrive aux âmes d’élite quand le monde ne leur donne pas tout ce qu’elles ont souhaité pour lui et espéré de lui : elles détournent leurs regards du monde, et demandent à Dieu de les raffermir dans la confiance qu’elles ont besoin de porter à la nature et à la destinée humaines. Il y a précisément un an, je venais d’envoyer à M. de Barante mes Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne en France ; il me répondit d’une main déjà tremblante[1] : « Je vous remercie, mon cher ami, du livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; il est digne de vous et fera beaucoup de bien. Le XVIIIe siècle était surtout soulevé contre l’autorité de la religion ; maintenant il s’agit de l’existence de Dieu, on en vient de l’effet à la cause. Je suis assuré de votre succès. » Les pensées et les sentimens religieux, et, pour appeler les choses par leur nom, les croyances et les espérances chrétiennes étaient devenues la préoccupation constante et dominante de M. de Barante ; déjà il ne regardait plus la terre et les affaires humaines que de loin, toujours avec le même intérêt affectueux, mais avec la sérénité qu’il puisait dans une atmosphère plus haute et plus pure. C’est dans cette belle disposition d’âme qu’il a quitté son foyer domestique, sa femme, ses enfans, tout ce qu’il a aimé ici-bas, et cette patrie qu’il a bien servie et honorée, et qui lui doit à son tour d’honorer dans sa mémoire l’un de ses plus distingués et plus dignes enfans.


GUIZOT.

Val-Richer, juin 1867.

  1. Le 10 juin 1866.