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peut lui donner, en fait de liberté religieuse et civile, d’égalité devant la loi, de sécurité pour les personnes et pour le fruit du travail, mieux que ce qu’il possède à présent.

Dans l’étude des affaires humaines, il ne faut pas trop compter sur la modération des gouvernemens ou sur leur amour désintéressé de l’humanité ; mais on peut compter sur leur bon sens et sur leur habile entente des intérêts qui les protègent. En ce qui regarde l’Asie, les lois théoriques de la politique ne sont pas bien complexes et peuvent se réduire à un axiome ou deux. L’Asie est vaste, et les trois ou quatre puissances européennes appelées par leurs traditions ou leur position géographique à y jouer un rôle ont mieux à faire que de s’épuiser en des luttes stériles qui ne satisfont guère que des rancunes ou désintérêts temporaires, et ont l’immense inconvénient d’initier les peuples intelligens et corrompus de l’Orient au secret de nos rivalités et de nos faiblesses. Nous n’avons rien à gagner à faire ainsi l’éducation politique et militaire des Chinois, des Hindous, des Persans ou des Turcs, sans parler de dix autres peuples secondaires. Sachons échapper à de mesquines jalousies et à des paniques ridicules. La face de l’Asie est à renouveler comme celle de l’Afrique. L’Europe doit se partager cette grande tâche, à laquelle aucune nation européenne, voulant agir seule, ne suffirait. Nous professons tous à vingt ans la belle et consolante théorie de la liberté des peuples, du respect des nationalités et de l’horreur des conquêtes : plus tard, une amère expérience nous apprend qu’il y a des races usées qui périssent, si on ne leur impose un conseil judiciaire sous la forme d’un gouvernement étranger. La conquête entendue ainsi est légitime, mais elle impose au conquérant des devoirs envers les peuples conquis. Ces devoirs, l’Angleterre les a magnifiquement compris et remplis dans l’Inde. La Russie au Caucase semble être entrée plus timidement dans cette voie ; mais nous devons applaudir à ses efforts, ne fût-ce que pour lui prouver que le mal qu’elle a fait en Europe ne nous rend point injustes pour les services qu’elle rend et rendra encore à la civilisation en Asie.


GUILLAUME LEJEAN.