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responsabilité ministérielle. Nous paierons, dit Kossuth, mais nous voulons contrôler efficacement l’emploi de nos finances. Juste demande, mais prématurée ; surtout tactique bien imprudente, si elle empêche la réforme qui allait s’accomplir, et ajourne la défaite des privilégiés ! A chaque jour sa tâche, disait Széchenyi ; tout ou rien, répondait l’agitateur. Certes tous deux avaient le même but, la reconstitution de la Hongrie ; l’un y marchait logiquement, régulièrement, par la réforme, des mœurs et des lois ; l’autre voulait tout emporter de haute lutte, se souciant peu de provoquer l’Autriche et d’exaspérer les Magyars. C’est après l’échec de ses justes projets, entravés par Kossuth, que Széchenyi adressait au tribun ces terribles et prophétiques paroles que j’emprunte à un de ses derniers ouvrages, Fragmens d’un programme politique, publiés en 1847 :


« L’état sera ébranlé ; alors les serviteurs sérieux de la cause magyare, pensant à quelle hauteur la sagesse politique aurait pu élever ce pays et dans quel abîme l’auront précipité les chimères des brouillons, navrés, saignans, frappés au cœur, n’auront plus désormais d’autres ressources, d’autre science politique que la prière. Ils prieront, ils supplieront la Providence de les prendre en pitié, pauvres mineurs incapables de se conduire ! Cette nationalité hongroise, pour laquelle nous avons si longtemps, si noblement, si loyalement combattu, et non sans quelque succès déjà, entrera probablement dans la période de la suprême agonie. Et vous, Kossuth, vous, un ami du pays, un homme d’honneur, bien plus encore, un cœur généreux et bon, pour qui la vertu n’est pas un vain mot, — c’est là du moins ce que j’aime à voir en vous, — quel tourment sera le vôtre, lorsqu’après tant de déceptions trop faciles à prévoir vous serez obligé d’expier vos illusions et de vous dire : — Moi qui me croyais plein de cette sagesse par laquelle prospèrent les états, je n’étais qu’un homme d’imagination et de ténèbres ! — Moi qui me regardais comme un prophète, non-seulement je n’ai rien prévu, mais je n’ai pas même su comprendre les plus simples événemens à mesure qu’ils se produisaient sur la scène ! Je me prenais dans mon infatuation pour un génie créateur, et je n’étais qu’un de ces fabricans de projets toujours prêts à tout commencer, incapables de rien mener à bonne fin ! — Moi qui voulais conduire les autres, je ne savais pas me gouverner moi-même ! — Moi qui me vantais d’être le bienfaiteur de la nation, je n’étais que le boute-feu des passions populaires ! — Moi qui me croyais un nouveau messie dans l’ordre politique, un véritable homme d’état au regard profond, je n’ai jamais été qu’un honnête frère de la miséricorde, mettant de petits emplâtres sur chaque blessure, faisant d’après de faux calculs cuire du pain pour les pauvres, n’encourageant que la paresse, habile peut-être à organiser un grand hôpital national, impuissant, régénérer une nation ! — Moi qui m’enivrais de l’espoir de consolider nos