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le prestige exercé par la prédication enthousiaste de Kossuth, que Széchenyi lui-même, en le combattant, n’osa se séparer de lui qu’à moitié. Dans un livre expressément dirigé contre le journal de Kossuth et intitulé le Peuple de l’Est[1], on voit le courageux lutteur, un instant déconcerté, fournir une réplique facile à son adversaire. Les idées de Kossuth sont les siennes, la seule chose qu’il blâme, c’est le ton, l’accent, la forme, cette forme passionnée qui exalte l’enthousiasme populaire aux dépens de la raison politique. « Quoi ! répondait Kossuth, nous sommes d’accord sur de fond, et vous vous attachez à la forme ! Quoi ! c’est la forme de mes articles qui fait naître pour la Hongrie le danger d’une révolution ! Avouez que cette révolution, si elle doit éclater, aura eu des causes plus profondes. » Széchenyi, on le devine aisément, avait ressenti un déchirement douloureux au moment de voir disparaître sa popularité ; de là les contradictions de ce livre, où étincellent d’ailleurs des traits de génie, de là cette déclaration inattendue que le programme de Kossuth, sauf les témérités de la forme, était le programme de sa vie entière. C’est peut-être la seule marque de faiblesse qu’ait donnée ce mâle esprit, et qui oserait lui reprocher d’avoir faibli une heure, si l’on songe qu’il s’agissait pour lui, à cette heure décisive, de perdre ou de garder la faveur de ce peuple qu’il avait toujours si ardemment aimé, si loyalement servi ? On ne regrette pas de rencontrer ces indices d’une âme tendre dans la vie d’un homme que recommandent avant tout la vigueur de la raison et la fermeté de la conduite. Il faut ajouter pourtant que ces concessions de Széchenyi, chose assez ordinaire dans les sacrifices de ce genre, lui furent absolument inutiles. Le Peuple de l’Est ne fit que précipiter la déchéance de Széchenyi comme chef du mouvement national ; ébranlé déjà par Vesselényi, le grand Magyar était détrôné par Kossuth.

Cette blessure, quoique saignante, ne le met pas hors de combat. Il se relève et reprend vaillamment son poste. Désormais il ne fera plus de concessions, il accusera au contraire les différences profondes qui le séparent des agitateurs. Que lui importe la popularité ? Il a le témoignage de sa conscience, et il compte.sur les revanches de l’avenir. C’est donc avec une verve rajeunie qu’il va combattre les démagogues. Ne croyez pas d’ailleurs qu’il porte dans la lutte aucun ressentiment personnel, il ne pense qu’à l’intérêt du pays. Une des choses qui l’inquiètent tout d’abord dans les doctrines de Kossuth et de ses partisans, c’est l’esprit de domination altière qui inspire leur politique. De même que les Allemands avaient voulu

  1. Kelet Népe.Pesth 1841.