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point le génie des écrivains qui ont répondu à l’appel du comte Széchenyi, il ne s’avise pas de porter aux nues les chefs-d’œuvre dramatiques de la littérature magyare ; il affirme seulement que la pensée des hommes associés à cette œuvre du théâtre national, directeurs, auteurs, comédiens même, n’a pas cessé d’être une pensée, d’éducation patriotique ; il affirme surtout que le sentiment public, très en éveil sur ce point, appréciait chacun à cette mesure. On ne demandait pas à l’auteur : « Êtes-vous un génie original ? » On lui disait : « Avez-vous à produire des figures, des tableaux qui puissent parler au peuple hongrois, de ses souvenirs et de ses devoirs ? Sauvez-vous traduire dans notre langue les chefs-d’œuvre de Shakspeare ou de Goethe, de Schiller et de Corneille, afin que les Hongrois, associés à la culture générale, s’accoutument à tenir virilement leur place dans le concert des peuples ? Traduisez ou inventez, il n’importe ; instruisez toujours, C’est là ce qu’on exige de vous, c’est là-dessus que vous serez jugé. » Et ces mâles exigences, si j’en crois plus d’un témoignage, ne se sont pas endormies un seul jour. Voilà trente ans que le théâtre magyar a commencé son œuvre patriotique et sociale ; si tous les poètes qui ont tenté de s’y produire n’ont pas également satisfait aux conditions éternelles de l’art, il paraît pourtant que ce théâtre a une âme, et que cette âme le soutient au milieu de ses épreuves ; ce foyer de vie, tous les Hongrois l’attestent, c’est l’inspiration du comte Széchenyi.

Aujourd’hui, quand les lettrés magyars, jetant un regard en arrière, comparent leur culture intellectuelle et morale avant 1830 à ce qu’elle est devenue sous l’impulsion du comte Széchenyi, c’est à peine s’ils osent y croire. Avec quel dédain l’ancienne aristocratie magyare traitait l’idiome de ses ancêtres ! La fierté des Magyars ne s’accommodait guère de ce langage barbare. Dans leurs luttes contre l’aristocratie allemande, luttes de vanité mondaine autant que d’influence politique, ils la suivaient à Vienne sur son terrain, rivalisant de frivolité avec elle et méprisant ce qu’elle méprisait. Comment n’eussent-ils pas rougi de la langue informe en usage de l’autre côté de la Leitha ? Un magnat hongrois à la cour de Vienne parlait volontiers l’allemand ou l’anglais, le français ou l’italien, il affectait d’ignorer le hongrois. Était-ce bien l’expression de la Hongrie, cette langue qui séparait les Magyars de toutes les nations de l’Europe ? C’était la langue de l’étable, de l’écurie, la langue de la valetaille, non pas la langue d’un peuple qui voulait tenir tête aux Allemands de l’Autriche. Ainsi pensaient ces fiers Magyars, dupes de leur vanité hautaine, et tout à coup, sous l’impulsion du comte Széchenyi, la langue hongroise devient non-seulement l’interprète d’une littérature nouvelle, mais encore l’instrument d’une