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de famille dans les chants populaires. Elle est le centre et le symbole rayonnant de toutes les affections domestiques. Unis ou dispersés, frères et sœurs la voient toujours au milieu d’eux ; l’absent rêve du toit natal, et ceux qu’il y a laissés, au lieu de serrer les rangs après son départ, lui gardent sa place au coin du feu et l’attendent.

L’attachement au foyer, à la « petite mère, » aux « petits frères, » aux « petites cousines, » explique ce sentiment que les Hellènes appellent ξενιτεία, espèce de nostalgie qui leur rend haïssables les mœurs et usages de l’étranger. Pour excuser les exagérations de ce sentiment morbide, il convient de se rappeler que, pour l’Orient même chrétien, l’Occident était, il n’y a pas beaucoup d’années, un monde incompréhensible et qui semblait absolument hostile. Ces gens qui, à l’exemple de leurs ancêtres, attachent une si grande importance à la sépulture étaient exposés, dans les pays protestans, à être enterrés sans cérémonie, et dans les pays catholiques à voir leur dépouille mortelle repoussée « comme les restes d’un chien » de tous les cimetières[1]. « Mes yeux, à moi, dit un chant grec, ont vu comment on enterre les étrangers, — sans encens, sans cierges, sans prêtres, sans diacres. » Les mœurs ne leur semblaient pas moins étranges que les idées. L’Hellène, hospitalier comme on l’est dans les sociétés primitives, jugeait fort mal des pays où toutes les maisons ne s’ouvrent pas comme une auberge au voyageur, où la charité, craignant d’encourager la paresse vagabonde, songe plutôt à fonder des institutions durables qu’à secourir des inconnus. A présent que l’Europe comprend mieux que la Grèce elle-même le respect qui est dû à toutes les croyances religieuses et que les relations de peuple à peuple, rendues plus faciles, se sont aussi multipliées, le voyageur grec, qu’il revienne d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, emporte en son pays des impressions tout autres et un sentiment de plus en plus vif de la supériorité de la civilisation occidentale ; mais les vieux chants, curieux sous ce rapport et même fort instructifs, expriment naïvement, parfois avec énergie, les répugnances jusqu’à un certain point très légitimes du temps passé. Quand on a une idée exacte de la situation de tout Hellène qui jadis voulait voyager, on comprend sans peine que le départ fût pire que la mort. « La mort a des consolations, et Kharos est capable de pitié ; — mais pour les vivans qui se séparent, il n’y a pas de consolation. » Celui qui part croit donc pouvoir regretter que sa mère l’ait engendré. Un autre plus modéré compare cependant

  1. Lorsque le célèbre Shelley se noya à la Spezzia, Byron fut forcé de brûler son cadavre (1822).