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contraste remarquable avec certains traits bizarres de vanité klephtique. En effet, tandis que le klephte, s’exagérant follement son importance, répète dans plusieurs chants qu’il « est connu du sultan et connu du vizir, » et même « connu dans l’univers, » Iovan remplace ces vaines manifestations d’un individualisme sans frein par la simple et homérique exposition des biens de toute espèce qu’il doit au travail, et il finit par affirmer, avec la calme et inébranlable résolution de la force, que si ses richesses sont à la disposition de celui qui a recours fraternellement à sa générosité, il saura les défendre jusqu’au dernier soupir contre ceux qui prétendraient les obtenir par la violence.

Dans toute poésie du peuple, l’amour joue un grand rôle et souvent le rôle principal. Pour qu’on ait une notion complète de la manière dont un peuple comprend l’amour, il n’est pas inutile que les deux sexes révèlent leurs sentimens, comme le font en Occident les hommes et les femmes qui écrivent des romans. Les poèmes qu’on nomme chez les Serbes « chants de femmes » ont fourni à cet égard d’assez vives lumières. Grâce aux traditions du gynécée, il ne faut s’attendre ici à rien de pareil. Chez les Hellènes, la femme du peuple ne peut guère chanter d’inspiration que devant un tombeau[1]. On peut cependant considérer comme conformes à la réalité les chants ou les passages des chants qui montrent chez les filles un vif désir de ne pas mourir célibataires. Ce désir éclate de la façon la plus piquante dans les plaintes d’une fillette qui, ayant rêvé qu’elle était mariée, cherche en s’éveillant querelle à son « oreiller. » La « colombe d’or » est assez portée à considérer le gynécée comme une « cage » où elle ne saurait passer sa vie, et assez disposée à suivre « l’aigle » qui doit la ravir à la famille. Elle dira franchement à sa mère : « Bonne mère, marie-moi, — fais-moi maîtresse de maison. » Et même : « Ma mère, marie-moi, — ou taille le drap mortuaire et mets-le-moi. » Avec des personnes aussi pressées, la tâche imposée à la sollicitude maternelle paraîtrait aisée ; Il semble pourtant qu’il n’en est pas toujours ainsi. Les poètes grecs ont comme l’immortel fabuliste français des « filles qui ont le goût difficile. » Vous en trouverez qui ne veulent point d’épicier « parce qu’il sent les olives, » ni des barbiers ni des tailleurs pour des motifs assez semblables. Si l’on peut appeler « une honte » la pensée d’épouser un « étranger, » que faudrait-il penser de la jeune Grecque qui accepterait un Ottoman ? « Ma mère, je me tue ; de Turc, je n’en prendrai pas ! » Tel est le fond de la réponse dans plusieurs chants. Quant aux vieillards, toutes sont unanimes à se

  1. Voyez Passow, Myriologia, ou Chants composés par les femmes pleurant un mort, 257-288. — Ces chants vont du chant CCCVII au chant CCCCVII.