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Quoique les anciennes qualifications continuent d’être employées, elles sont loin d’exprimer les mêmes réalités. L’habitant de la plaine était avant la guerre de l’indépendance presque aussi isolé du monde civilisé que le klephte des montagnes, et le genre de vie qu’on menait à Stamboul et dans quelques autres centres était véritablement exceptionnel. Le Phanar, où vivaient les familles des hauts fonctionnaires et des gens riches, n’aurait guère compris la rudesse originale des sentimens qu’éprouvaient les « lions » et les « vautours » de la montagne.

La situation de cette partie de la population offrait trop d’analogie avec l’état des Hébreux vivant à Babylone sous le joug étranger, sans jamais se confondre avec leurs maîtres, pour que les poètes ne s’inspirassent pas des patriotiques lamentations des écrivains juifs de la captivité. « O ma patrie, » s’écriaient-ils au milieu de la « ville barbare » — en imitant un passage célèbre du psaume CXXXVII, — si je t’oublie jamais, que la flamme aussitôt me consume ! » Mais si à l’ombre des vieux cyprès de Kalki le patriote voyait toujours dans ses songes l’image sacrée de la Grèce, combien n’étaient pas exposés à oublier dans les honneurs et dans les plaisirs la triste condition du reste de la nation ! « Pourquoi fuir le plaisir ?… — chantaient ces héritiers d’Épicure. — La jeunesse ainsi que la fleur se flétrit… » Cette morale asiatique trouvait des interprètes à Smyrne comme à Constantinople. « Dans un joli jardin, plein de fleurs, — je passe un matin pour me consoler — et distraire mon esprit de ses pensées, — car une jeune fille que j’aime me torture. — Et tandis que je parcourais le jardin, — je m’arrête à regarder les fleurs que j’aimais. — Sur la branche d’un citronnier était un petit oiseau, — et il gazouillait doucement comme un véritable oiseau ; — mais son gazouillement paraissait dire : — Voyez, ô jeunes hommes, comme tout est passager ! — Jeunes hommes, jeunes filles, ne perdez pas de temps, — parce que le temps s’en va et ne revient plus. »

Ainsi chantait la molle Ionie. Ces conseils étaient-ils absolument sans influence sur quelque capricieuse coquette dont l’étourderie est comparée par un chant de Constantinople à celle de l’hirondelle, et que sa malice fait nommer « diablotin ». Ce petit chat qui jouait avec les cœurs n’était-il pas tenté de faire quelque infraction aux règles sévères du gynécée ? On le craignait, ce semble, car les filles et même les veuves, — celles-ci en vertu des règles[1] tracées par saint Paul et conformes à toutes les traditions de l’Asie, — étaient soigneusement éloignées de ces réunions où la domnitza et la cocona, vêtues à la mode orientale, étincelantes

  1. Voyez Première épître à Timothée, v, 5-6.