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son amant menacé de la perdre. Cette légende de l’enlèvement est une des plus curieuses, car elle nous montre toute la création, jusqu’à l’inerte matière, sensible aux angoisses d’un amant. La poésie occidentale, qui n’a pu se soustraire à l’influence de la science, cherche ailleurs ses inspirations. Sachant combien la nature, uniquement préoccupée de la conservation des espèces, est profondément indifférente aux souffrances individuelles, elle fait contraster le calme inaltérable de l’univers avec les agitations qui consument les forces de l’humanité. Le poète oriental au contraire, qui nous montre un amoureux mangeant « à sa table de marbre, » a soin de nous apprendre dès le début que tout ce qui entoure le bel adolescent s’intéresse à sa destinée.

On n’attribue pas seulement à l’animal la bienveillance, on lui accorde au besoin la sagesse. L’oiseau surtout, qui dans son vol plane au-dessus de cette terre de misères, l’oiseau possède une intelligence supérieure. Une colombe, organe de Zeus, qui s’exprimait avec une voix humaine[1], donna, dit une antique légende rapportée par Hérodote, naissance au célèbre oracle de Dodone. Chez les Grecs modernes, on trouve des philosophes ailés, notamment ce « gentil petit oiseau » qui adresse à la jeunesse des conseils épicuriens assez semblables d’ailleurs à ceux qu’on lit dans un des livres sacrés attribués à Salomon. L’homme de son côté aime et comprend ces hôtes de l’air. « Qu’as-tu, pauvre corbeau, à te plaindre et à crier ainsi ? — Serais-tu altéré de sang, serais-tu affamé de cadavres ? — Prie Dieu alors que la guerre commence, — et tu te repaîtras de têtes de Turcs, de têtes de pachas ; — tu dévoreras aussi le fils de la veuve, lequel n’a point de frères. — Cinq hommes lui tiennent les bras, cinq autres les jambes, — et cinq l’égorgent et emportent sa tête. »

Je n’oserai pas appeler cette poésie panthéiste, ni comparer ce naturalisme à celui des Védas, où l’on voit, en quelque sorte, germer la théologie des brahmes. Les chants populaires de la Grèce, comme ceux de l’Albanie, autre pays pélasgique, rappellent plutôt la théologie de l’Iran, postérieure au système védique. Soit que l’esprit hellénique ait avec le temps perdu la sérénité de sa brillante adolescence, soit que les doctrines de la Perse, propagées en Occident par les adorateurs de Mithra et plus tard par les sémites et les chrétiens de Judée, aient exercé sur les Hellènes une profonde influence, le monde nuisible et pervers joue un grand rôle dans la poésie klephtique. Les anciennes divinisés y ont subi la même métamorphose que les dieux des Védas dans le Zend-Avesta ;

  1. L’écrivain grec qui a écrit le troisième Évangile fait apparaître l’esprit de Jéhovah sous la forme d’une colombe.