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de ces retraites sacrées, quand ils apparaissent dans la plaine le poignard à la ceinture, le mousquet sur l’épaule, déjà vous ne reconnaissez plus en eux les Grecs du bas-empire. Chasseurs, pâtres, guerriers, ce sont de nouveaux hommes, plus semblables à beaucoup d’égards aux rudes compagnons d’Achille qu’aux timides sujets du dernier Constantin. Alors la poésie renaît avec ces héroïques personnalités qu’étouffait naguère la discipline impériale. Dans cette société brusquement ramenée aux mœurs de son berceau, les rhapsodes marchent à côté des chefs.

Kostas Boukovalas a pour confident un « chanteur rustique » nommé Noghiatis. Dans un autre chant, un jeune klephte, fier comme le paon des forêts (paunasul codrilor) de la ballade roumaine, prend lui-même son tambouro pour chanter le bonheur et la gloire de sa vie indépendante. Les chants se mêlaient même au bruit de la bataille. Kazavernis est cerné par les Turcs ; trois jours il combat « sans pain, sans eau, » ses pallicares exténués remettent l’épée dans le fourreau ; mais son ardeur est telle qu’il ranime le courage de ses braves, « et Kazavernis faisait le tour du rocher en chantant. » Il faut que cet usage ait été répandu parmi les klephtes, car Katarakhias, voulant amener les Turcs sans défiance jusqu’à l’embuscade qu’il leur a tendue, recommande à ses pallicares de s’interdire « les chansons » qu’ils avaient coutume d’entonner, parfois peut-être d’improviser à l’approche des Ottomans.

Un klephte célèbre, devenu un des héros de la guerre de l’indépendance, T. Kolokotronis, en a déjà fait la remarque, tout chant klephtique, quelqu’en soit l’auteur, ressemble au bulletin d’un capitaine : c’est l’histoire naïve, sincère, passionnée, d’un combat ou d’une embuscade. En lisant ces hymnes des Tyrtées de la Thessalie et de l’Acarnanie, on respire l’air âpre, et vif de la montagne, l’odeur de la poudre, on entend les cris des combattans, on est transporté sur le théâtre de la lutte acharnée de deux races, de deux religions, de deux mondes irréconciliables. Pendant quatre siècles, le klephte improvisateur célébra, le sabre à la main, sur les monts habités autrefois par les dieux immortels, les exploits des vainqueurs et la mort intrépide des patriotes vaincus.

Malheureusement le temps n’a laissé subsister qu’une partie de cette œuvre anonyme. Le plus ancien chant klephtique ne remonte pas au-delà du XVIIIe siècle ; il est consacré à Khristos le Milionis (Khristos au long fusil), klephte de l’Acarnanie méridionale. On regrette que les échos de l’Olympe n’en aient point retenu auxquels on puisse assigner avec certitude une date plus, éloignée. Les chants du matin de la Grèce rajeunissante seraient curieux à étudier ; nul doute que c’est dans ces vallées qu’ils ont été entendus. Ceux qui les ont peu à peu remplacés dans la mémoire populaire semblent