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mille fois non, je ne partirai pas. Les déclarations de guerre de Mme Lerraine ne m’effraient point. Elle ne sonnera mot, soyez tranquille. Comment donc ! pour satisfaire son dépit, cette femme si soucieuse de sa réputation irait se perdre de gaîté de cœur, se mettre à la merci de son mari, qu’elle n’aime pas, qu’elle n’a jamais aimé, qu’elle a cruellement humilié, et qui désormais la mènerait à la baguette ! Les coups de tête, les coups de théâtre, tout cela est bon pour le discours. Quand on en vient au fait, néant !… Je la connais. C’est une très bonne femme, qui était faite pour ne jamais sortir des sentiers battus. Par malheur l’idée lui est venue qu’elle était poète, qu’elle avait la vocation, la bosse… Aussitôt il lui a poussé sous les aisselles deux petites ailes, oh ! très petites, — des ailes d’angelot, des ailes de roitelet… Et de temps à autre elle prend sa volée, elle s’enlève de terre, monte, monte, tremblote une minute dans l’espace ;… mais elle en a bien vite assez, les petites ailes ne la portent plus, elle redescend tout doucement, et la revoilà bonne femme comme devant… Tantôt vous l’avez surprise dans un de ses accès de fièvre romantique et d’existence aérienne ; à l’heure qu’il est, vous pouvez m’en croire, elle a repris terre, elle s’est posée. Adieu ses audaces ! Elle ne dira rien.

— Partirez-vous ? ne partirez-vous pas ? s’écria Didier.

— Eh ! mon Dieu ! oui, je partirai, mais avec vous et pour Saint-May. Vous m’avez empêché d’achever mon article. C’est égal. Le temps de passer un habit, et nous partons ensemble.

À ces mots, Didier ne se contint plus. Sa colère fit explosion, éclata comme une bombe, et d’une voix de tonnerre que ni Randoce ni lui-même n’avaient jamais entendue : — Vous n’avez ni cœur ni honneur ! s’écria-t-il, et si Mme Lermine se tait, c’est moi qui parlerai, car je n’entends pas me rendre complice d’une trahison ni prêter les mains à votre avilissement !

Et lui tournant le dos, en trois bonds il fut dans la rue. Cette vive apostrophe avait pétrifié Prosper. Quel était le Didier qui venait de lui parler sur ce ton ? Il ne soupçonnait pas l’existence de ce personnage. Dès qu’il fut revenu de sa stupeur, il se mit à la poursuite de son frère, mais il ne put l’atteindre. Celui-ci était remonté à cheval et courait à franc étrier.

XX.

Didier trouva M. Lermine près de la fontaine, conversant avec un médecin de Rémuzat qui était venu faire sa tournée dans les environs. Il lui déduisait fort au long toutes les aventures de son estomac, ses souffrances, ses guérisons subites. Le docteur, qui était