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PROSPER RANDOCE.


tête avec Prosper, et Didier s’ennuyait de garder le mulet. Si pittoresque que soit le site de Saint-May, l’étroitesse de cette gorge étranglée entre deux parois de rochers lui donnait la mélancolie ; il se sentait comme à fond de cale ; l’air et le jour lui manquaient ; il lui tardait de revoir les collines basses, les horizons larges de la vallée de Nyons. S’étant procuré un cheval, il prit congé de M. Lermine, qui le remercia chaudement de sa visite et lui promit qu’aussitôt sa cure terminée il irait passer un ou deux jours au Guard.

XIX.

Il paraît que Sahune est un lieu prédestiné aux rencontres. Comme la première fois, Didier y arriva sur le coup de midi. Étouffant de chaleur, il fit une halte dans ce même cabaret où huit jours auparavant Prosper lui était apparu. L’hôtesse le reçut froidement, et sa première question fut pour s’informer si le casseur d’assiettes venait à sa suite. Il la rassura en priant qu’on se hâtât de le servir.

La nappe était mise quand une chaise de poste qui arrivait grand train s’arrêta devant l’auberge. Une femme en descendit, accompagnée d’une camériste. Elle ouvrit la porte de la salle à manger, mais en apercevant Didier elle fit un geste de surprise et se retira précipitamment. Bien qu’elle fût voilée et qu’elle n’eût fait que paraître et disparaître, Didier avait reconnu Mme Lermine. Cette seconde rencontre l’étonna plus encore que la première. La reine à Sahune ! Il se souvint que quelques jours avant M. Lermine, lui montrant un pli cacheté, lui avait dit avec un sourire moitié malin, moitié béat : « Voici une missive qui est une vengeance. » Toujours incurieux des affaires d’autrui, Didier avait laissé tomber ce propos sans en demander l’éclaircissement. Il y avait toute probabilité que cette vengeance et ce pli étaient à l’adresse de Mme Lermine. Le bonhomme n’avait pu se tenir de lui annoncer triomphalement que l’ancien coryphée du coin de la reine venait de passer dans son camp avec armes et bagages et de lui prouver par cet argument sans réplique l’irrésistible ascendant de son étoile renaissante. Didier raisonnait juste, mais ses explications n’expliquaient rien. Qu’en recevant cette mortifiante nouvelle Mme Lermine eût éprouvé quelque dépit, cela se comprenait de soi ; mais quitter Paris sur l’heure, venir apporter soi-même sa réponse à Saint-M.i . un simple dépit ne produit pas d’ordinaire de si violens effets. — À moins de soupçonner, se disait Didier, que la Reine s’est résolue à venir humblement implorer la paix et noyer ses dernières rancunes dans les eaux limpides de la miraculeuse fontaine.