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s’était-il mis en tête d’avoir sa part du régal, d’attraper un lopin ? N’avait-il point joué au bonhomme quelque tour de son métier ?… Il tardait à Didier d’en être instruit. Adieu la morale des bois ! Pendant qu’il lisait cette lettre, le portrait de son père le regardait et le sang lui bouillait dans les veines. Il résolut de se mettre en route dès le lendemain et pria Marion de lui préparer sa valise.

La bonne femme se récria : — Eh quoi ! monsieur, tu repars ! Mais le monde est-il renversé ? que se passe-t-il donc ? que nous veut-on ? quelle mouche t’a piqué ?

Il lui répondit par un mot de son Shakespeare : — Ma brave Marion, lui dit-il en lui donnant une tape sur la joue, laissons tourner la terre, nous ne serons jamais plus jeunes que maintenant.

XVII.

Le lendemain matin vers dix heures, Didier se mit en route, monté sur un bidet qu’il avait loué à l’hôtel du Louvre et emportant sa valise en croupe derrière lui.

Le village de Saint-May est situé à quelque vingt kilomètres en amont de Nyons, sur la route d’Orange à Gap. Cette route, qui relie le bassin du Rhône avec le haut pays dauphinois, s’élève par une pente insensible en côtoyant le cours de l’Aygues, dont la vallée s’encaisse tour à tour entre des parois de rochers ou s’épanouit en ronds-points au débouché des gorges qui s’y déversent.

le plus beau temps du monde, et Didier pensait arriver de midi. Il éperonna son cheval, lui et prendre le trot : mais il s’aperçut que cette allure était peu familière au bidet, qui chopait, butait continuellement : il finit par lui mettre la bride sur le cou et le laisser aller à sa guise, c’est-à-dire au petit pas. Midi sonnait qu’il n’avait encore fourni que la moitié de la traite. Le soleil était brûlant. Il résolut de pousser jusqu’au village de Sahune, dont il apercevait les toits à sa droite, de l’autr côté de l’Aygues, et d’y laisser passer les heures chaudes. Comme il allait franchir le pont, il avisa au premier tournant de la route, à deux portées de fusil, un bouchon d’assez piètre apparence, mais qui lui parut suffisant pour la halte qu’il se proposait de faire. Il piqua droit sur le cabaret, où, mettant pied à terre, il pria l’hôtesse de lui préparer à déjeuner et de faire donner un picotin à sa monture. Pendant qu’elle lui apprêtait une omelette aux tomates et une fricassée de poulet, Didier, à califourchon sur une chaise boîteuse, les coudes appuyés sur le dossier, se mit à relire la lettre de M. Lermine. Il s’embarrassait d’avance des renseignemens qu’il serait