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presque l’âme de la musique. Ils nous trouveraient grossiers, secs, arides, barbares et nous, de notre côté, s’il nous fallait entrer dans le dédale de leurs modes indépendans, en accepter les étranges allures, les innombrables particularités, suivre leurs voix et leurs instrumens dans des subdivisions infinies de l’échelle sonore, distinguer nettement, au passage et comme au vol, des quarts de tons et autres intervalles encore plus réduits, nous ne saurions ce que voudraient dire ces subtiles dégradations, ces inflexions inappréciables, nous n’aurions que la sensation d’un bruit confus, vague, indéterminé, et nous refuserions le nom de musique à cette psalmodie, le nom de musiciens même aux Terpandre et aux Timothée.

Les lois de l’acoustique changent-elles donc avec les mœurs et les civilisations ? La qualité des sons est-elle autre aujourd’hui qu’autrefois ? Non, pas plus l’acoustique que l’optique, pas plus les sons que les couleurs ; pas plus les oreilles que les yeux ne se transforment avec le cours des ans. Les sept notes de la gamme, les sept couleurs du prisme sont et seront, tant que vivra ce monde, ce qu’elles furent pour les Grecs, ce qu’elles sont aujourd’hui pour nous. Seulement, entre les sept notes naturelles, comme entre les sept couleurs de l’arc-en-ciel, il n’est pas de limite fixe et bien déterminée. Chaque note, comme chaque couleur, se fond et se répand plus ou moins sur les notes voisines ; il n’y a d’arrêté nettement par la nature elle-même que le nombre et l’ordre des sons, comme l’ordre et le nombre des couleurs. Personne ne peut étendra les limites de la gamme, pas plus qu’on ne pourrait élargir l’arc-en-ciel ; mais en dedans de ces limites infranchissables, dans l’intérieur de toute gamme, la liberté reprend ses droits. Chaque son primordial peut, au gré de chaque individu et par la même raison au gré de chaque époque ou de chaque pays, se nuancer comme les couleurs, c’est-à-dire se subdiviser en fractions plus ou moins exiguës, plus ou moins délicates, ou bien se concentrer, prendre aux dépens de ses voisins une importance dominante et modifier en apparence d’une manière plus ou moins profonde l’économie même de la gamme. C’est là ce qui explique comment, tout en usant d’élémens identiques et d’organes qui n’ont pas changé, la même race humaine peut produire des systèmes de musique tellement dissemblables, tellement contradictoires, qu’ils semblent appartenir à deux races et à deux mondes entièrement différens.

Mais ce qui est plus extraordinaire, ce qui mérite réflexion, ce qui constitue cette sorte d’anomalie dans l’histoire de l’art que nous annoncions tout à l’heure, c’est que, lorsqu’au lied de sons c’est de couleurs ou de lignes qu’il s’agit, lorsque c’est avec les yeux et non par les oreilles que s’opère la perception, le malentendu cesse, nous comprenons sans efforts les anciens. Si peu nombreux que soient les fragmens de peinture grecque parvenus jusqu’à nous, si inférieurs qu’ils puissent être aux