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communication de nos gammes entre elles s’établit par une loi physique d’une irrésistible puissance, l’attraction de la note sensible à se résoudre sur la tonique, c’est-à-dire l’espèce de nécessité qu’éprouve notre oreille d’accepter au besoin, comme tonique, comme base d’une gamme nouvelle, toute note précédée d’un simple demi-ton.

Tel est en abrégé ce système moderne, né peu à peu, sans qu’on sache comment, si compliqué en apparence, si net au fond, si logique, si conséquent, comptant à peine trois siècles d’existence depuis son établissement complet et définitif, mais si bien établi et fondant son empire sur un assentiment tellement unanime, qu’on le dirait sorti de la nature des choses et du principe même de la sonorité. Il n’en est rien, comme on vient de le voir : c’est une convention, mais une convention que les nations de l’Europe moderne ont toutes acceptée, quelque diverses que soient d’ailleurs leurs aptitudes musicales. Aussi vous avez beau distinguer, et avec grande raison, la musique italienne de la musique allemande, l’espagnole, la russe, l’anglaise, la française, vous avez beau trouver entre elles d’incontestables différences, dès qu’il s’agit de tonalité, ces différences disparaissent ; vous n’avez plus qu’un seul peuple en Europe : la même loi tonale y commande partout[1].

Or, comme la Grèce aussi avait sa loi tonale, non moins impérative, non moins asservissante que la nôtre, on comprend qu’en matière de musique une sorte d’abîme se soit creusé entre elle et nous. Les Grecs crieraient au sacrilège, ils se boucheraient les oreilles, s’ils entendaient, non pas même nos accords, nos dissonances, notre harmonie, mais les formes de notre mélodie, cette gamme toujours la même sur tous les degrés de l’échelle et variée tout au plus par des nuances de sonorité, ce continuel retour de phrases arrêtées, de conclusions et de cadences, cet intervalle de quinte par eux presque proscrit et devenu pour nous le lien nécessaire de nos pensées et de nos phrases, tandis que chez eux la quarte, dont nous n’usons qu’avec réserve, était l’intervalle favori et

  1. Nous ne parlons ici que de la musique proprement dite, de la musique mondaine et de la musique religieuse traitée à la moderne, car le plain-chant, l’ancienne musique religieuse a sa tonalité propre ou plutôt une tonalité qui semble se rapprocher plus ou moins du système grec, et qui en est à coup sûr un débris. Seulement on se tromperait gravement, si, pour comprendre la musique grecque, on cherchait un enseignement et un exemple dans le plain-chant tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire altéré, alourdi, pétrifié en quelque sorte par les barbaries du bas-empire, l’ignorance du moyen âgé et notre propre inexpérience. Les bases principales du système ont beau être les mêmes, les résultats différeront essentiellement. Notre plain-chant est la monotonie même, la musique grecque était une merveille de variété, elle abondait en nuances, tandis que notre plain-chant en est totalement dépourvu ; mais, à tout prendre cependant, ces deux musiques sont de même famille, et certaines lois leur sont communes, notamment la diversité et l’indépendance des gammes. L’examen de ces analogies serait toute une étude qui sortirait du cadre qu’aujourd’hui nous nous sommes tracé.