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femmes. Il les traite un peu comme des poupées qui parlent trop et qui mentent toujours. C’est d’un philosophe sans illusion ; mais il ne faudrait pas abuser de cette supériorité. Ce qui est certain, c’est que M. Graindorge est mort, il y a quelque deux ans, « des suites d’une maladie de foie, » et M. Taine fera bien de ne pas le ressusciter pour continuer ses mémoires sur notre pauvre monde, qui a déjà bien assez d’ennuis sans cela.

M. Taine n’est pas fait pour ces fantaisies ; il n’a ni le goût, ni la finesse de l’observation, ni la sagacité juste, ni cet instinct de sympathie humaine qui adoucit et épure l’ironie du moraliste. Au fond, ce que représente M. Taine, c’est l’invasion de l’esprit critique et scientifique, ou, pour mieux dire, du réalisme dans la philosophie littéraire, comme d’autres représentent l’invasion du réalisme dans l’art, au théâtre ou dans le roman, et cette invasion elle-même, je le disais, se rattache par un lien étroit à cet autre mouvement matériel, positif, qui n’a pas gagné sans doute la société tout entière, mais qui la presse, qui l’enveloppe, et dans lequel on voit la plus éclatante manifestation du génie humain. C’est l’œuvre du génie humain, je le sais bien, mais du génie humain dans sa force, dans son intégrité, dans sa dignité et même dans sa grâce. Toutes ces inventions qui sont l’orgueil de notre temps, c’est l’esprit qui les a créées et qui les soutient. Le jour où l’esprit s’abaisse et s’énerve dans des conceptions rétrécies, il y a une sorte d’équilibre qui se rompt. La sève morale, l’énergie créatrice s’épuise ; les forces matérielles se déchaînent seules ; le progrès n’est plus qu’une dissémination vulgaire du bien-être et de toutes les jouissances, et il est lui-même menacé parce qu’il a perdu son principe et son frein. Contre ce déchaînement, il n’y a qu’une garantie : c’est la farce morale par la liberté, qui communique aux âmes la virilité, par le spiritualisme, qui rend à l’intelligence le sentiment de sa supériorité, de sa position et de son rôle dans le monde.


CHARLES DE MAZADE