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faculté maîtresse. Rien n’est plus simple en apparence. Quel sens a cette parole ? Signifie-t-elle qu’il y a dans toutes les civilisations un caractère prédominant, dans tous les hommes une faculté essentielle et prépondérante, l’imagination, la raison, l’éloquence, l’aptitude à l’action ? Jusque-là, si je ne me trompe, c’est une vérité presque banale qui n’est plus à découvrir, dont se souviennent tous ceux qui ont à étudier les mystères de l’histoire, les secrets de la personnalité humaine. Ceux-là savent bien que le caractère varie avec les époques, avec les civilisations, avec les races, que chaque grand siècle réalise un type différent, comme chaque génie a un trait distinctif qui fait son originalité ; mais l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise ne se contente pas de cette donnée naturelle et simple : il va plus loin. Ce qu’il veut, c’est mettre une civilisation ou un homme dans une formule sous prétexte que « l’homme est un théorème qui marche ; » ce qu’il prétend, c’est découvrir une force originelle et immuable, une propriété première telle qu’elle soit la clé de tout, que tout en découle et s’y coordonne par une sorte d’enchaînement nécessaire, invincible, — et alors ce terrible logicien tombe dans le piège de son propre système. Il n’ignore pas les objections, il sait tout ce qu’on peut lui dire ; mais il passe outre avec le dédain superbe de ceux qui vivent dans la solitude de leurs conceptions, et si on le presse trop, il répondra que philosopher n’est pas peindre. Il ne voit pas, il n’admet pas qu’un être humain ou une civilisation, qui est une œuvre humaine, est infiniment complexe, — que de la liberté, justement de cette liberté qu’il supprime, découlent mille nuances, mille combinaisons intimes, mystérieuses, — qu’on ne peut enfermer une époque ou un homme dans une formule sans s’exposer à négliger des côtés essentiels, caractéristiques, ou à être immédiatement contredit par la vérité des choses. Cette faculté maîtresse, elle existe peut-être ; mais elle n’explique pas tout, elle ne dit pas tout. Le mot des civilisations, de la destinée des hommes, c’est la lutte entre des élémens également vivaces qui se heurtent, se neutralisent et finissent le plus souvent par se résoudre dans un équilibre d’un jour que de nouvelles révolutions viennent troubler sans cesse. Ici encore l’auteur était parti d’un principe que nul ne conteste ; il arrive à des conséquences où l’esprit de système a plus de part que le sentiment de la vraie nature du développement moral et intellectuel. Et, somme toute, que reste-t-il ? Toujours ce que je disais, une théorie plus ambitieuse que profonde, sans nouveauté dans ce qu’elle a de vrai, sans fécondité et sans précision sous une apparence de philosophie.

Je ne méconnais point assurément ce que de telles tentatives supposent de vigueur d’esprit, ni même ce qu’elles ont de