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entre la littérature et la société aux différentes époques de l’histoire,.replacer un homme, poète, penseur ou philosophe, dans le pays qui l’a vu naître, au sein des circonstances qui l’ont produit, au milieu de ses contemporains. Et c’est ainsi que la critique, s’armant de tous les instrumens de vérification, interrogeant tour à tour le temps, les mœurs, les caractères, les révolutions, les faits les plus intimes aussi bien que les événemens publics, est devenue une vraie science progressivement élargie. Lorsque M. Villemain, il y a quarante ans, décrivait la marche de la civilisation littéraire, il traçait déjà de véritables tableaux d’histoire. Et M. Sainte-Beuve, qu’a-t-il fait, si ce n’est analyser, observer, étudier les hommes dans tout ce qui peut déterminer leur caractère moral ou la nature de leur esprit ? Bien d’autres ont suivi la même carrière en obéissant à la même inspiration. Je pourrais presque dire que ce procédé d’étude plus large et plus compréhensive est devenu à peu près universel, si bien qu’il est impossible aujourd’hui de séparer la critique de l’histoire, de l’analyse morale, d’une certaine philosophie. Et voilà comment ce qui est vrai dans la critique de l’auteur de Graindorge n’est point précisément nouveau ; mais voici où commence chez M. Taine la nouveauté qui est le cachet de son système, et qui n’est point du tout une vérité.

Le monde, pour M. Taine, n’est qu’un grand composé de forces, d’élémens premiers, qu’il s’agit uniquement de définir pour savoir ce qu’ils produiront nécessairement. Étudiez la race, le milieu, les circonstances, et vous aurez la clé de tout ; ce n’est pas plus difficile que cela. C’est « un problème de mécanique » comme un autre. « La seule différence qui sépare les problèmes moraux des problèmes physiques, vous dira l’auteur, c’est que les directions et les grandeurs ne se laissent pas évaluer ni préciser dans les premiers comme dans les seconds ; mais quoique les moyens de notation ne soient point les mêmes dans les sciences morales que dans les sciences physiques, néanmoins comme dans les deux la matière est la même et se compose également de forces, de directions et de grandeurs, on peut dire que dans les unes et dans les autres l’effet final se produit d’après la même règle… » Et vous voilà tout à fait en mesure d’étudier les littératures, mieux encore des civilisations tout entières, en évaluant des quantités, en précisant des forces. Le génie est un effet total, un produit, de même que « le vice et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol. » L’œuvre la plus belle de l’esprit humain germera dans certaines circonstances, dans une certaine cervelle, comme la fleur pousse dans certaines conditions de terroir et de climat. C’est la grande nouveauté de M. Taine, et après tout elle n’est guère nouvelle. Qu’est-ce donc