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pages colorées et fortes, il fait tout ce qu’il peut pour être varié. Au fond, il n’y a qu’une pensée qui se déroule incessamment, qui circule dans ces pages condensées et pressées. M. Taine ne le cache pas, il le laisse voir même avec une naïveté singulière : il a l’ambition d’avoir découvert une philosophie nouvelle, d’avoir arraché son secret à l’humanité pensante et agissante. Il sait désormais à quelles sources s’alimentent les civilisations, comment se forme le caractère d’un siècle ou le génie d’un homme. Il sait tout cela, il le croit du moins, et voilà justement où M. Taine tombe dans l’illusion des novateurs qui s’enivrent de leur propre ouvrage sans se demander si ce qui peut être vrai dans leur découverte est une nouveauté, et si ce qui est nouveau est une vérité. Je ne parle pas de la philosophie générale de M. Taine, qui n’est à tout prendre, on l’a montré plus d’une fois, qu’une résurrection du sensualisme du dernier siècle se combinant avec certaines idées venues d’Allemagne ; mais c’est dans l’application de ces théories à la littérature, aux arts, à tout ce qui relève de la pensée et de l’imagination, c’est là qu’on peut voir comment un esprit intrépide, enivré de logique, peut se laisser entraîner sans remarquer que ses explications n’expliquent rien, qu’elles ne sont qu’une poussière nouvelle ajoutée à la poussière des systèmes, une obscurité de plus dans le domaine des interprétations littéraires et philosophiques.

En réalité, que M. Taine s’en doute ou qu’il ne s’en doute pas, ce qu’il y a de vrai dans ses vues de philosophie littéraire, dans toutes ces théories des milieux, des circonstances, de la faculté maitresse, est découvert depuis longtemps et n’a rien de nouveau ; ce qui peut passer pour nouveau au contraire n’est visiblement que la chimère d’un esprit excessif, et, ce qui est un peu plus grave, une altération des lois essentielles du monde moral et intellectuel. Sa critique, dans ce qu’elle a de juste et d’exact, n’est point du tout une aussi grande nouveauté qu’il le pense ou qu’on le dit, et je ne sais par quelle illusion d’optique l’auteur de l’Essai sur Tite-Live a pu être considéré comme un novateur parce qu’il suivait avec talent un chemin où bien d’autres l’ont précédé. Lorsque M. Taine s’efforce d’expliquer par ce qu’il appelle la race, les milieux, les circonstances, le caractère d’une littérature ou le génie d’un homme, il est assurément dans la voie qui peut le conduire à la vérité ; mais en définitive ce qu’il met dans une formule, c’est ce qui se fait tous les jours depuis longtemps. La critique, même dans le sens moderne et plus large du mot, n’est pas née d’hier. Il y a plus d’un demi-siècle que les esprits les plus divers sont à l’œuvre, explorant toutes, les sources de la pensée, étudiant les phases de la vie intellectuelle, et ce qu’ils font justement, c’est cela : rechercher le lien