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plus pur, elle le laisse dériver, elle dérive avec lui vers une sorte de réalisme frivole ou assez prétentieusement méthodique.

Ce n’est plus, dis-je, l’art de juger selon la vieille notion, dans le vrai sens du mot ; c’est l’esprit critique s’accommodant à une phase de civilisation sceptique et positive, assimilant le monde moral au monde matériel, traitant l’histoire comme une grande combinaison chimique, les sentimens et les passions comme des réactifs, les religions, les philosophies et les littératures comme une végétation particulière, et aboutissant à des interprétations laborieusement confuses de la vie humaine. Que ce soit un progrès manifeste et éclatant, je ne veux pas le dire ; c’est du moins un genre florissant, impatient de se répandre, aspirant à régner et parfois popularisé par le talent. M. H. Taine est assurément un maître habile dans cette école nouvelle qu’on pourrait bien appeler l’école du réalisme dans la critique, et je ne sais pas même si littérairement il ne la résume pas à lui seul tout entière, s’il n’en est pas le commencement et la fin. C’est par ce talent vigoureux et peu souple que l’école de la critique nouvelle fait une figure, qu’elle a une originalité et un rôle dans la mêlée des idées et des opinions ; c’est dans les ouvrages de M. Taine qu’elle a son symbole, et tout ce qu’elle peut produire, c’est M. Taine qui l’a montré certainement ; mais, par exemple, si elle a jamais gagné des victoires, ce n’est pas quand elle se fait légère et humoriste, quand elle applique ses procédés à la description des mœurs, des usages, des mille nuances de la société parisienne, quand elle produit en un mot ce livre des Opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge, dans lequel il faut bien voir une boutade un peu lourde, la fantaisie d’un dialecticien ou d’un naturaliste en vacances. Décidément l’observation fine et délicate n’est pas la vocation de M. Taine, et ce M. Graindorge, docteur à l’université d’Iéna en même temps que marchand de porc salé à Cincinnati, me fait tout l’effet de représenter dans le monde un critique réaliste mêlant ses crudités aux souvenirs universitaires et philosophiques.

Tout ce que l’on peut dire, c’est que M. H. Taine n’est pas moins un des talens les plus sérieux de notre temps, un des plus brillans et des plus solides esprits d’une génération plus habile et plus raisonneuse qu’enthousiaste, et ce qui caractérise justement ce talent, c’est que du premier coup il est entre dans le vif ; du premier coup il a montré tout ce qui fait son originalité, — la science, la ligueur, la hardiesse, la suite, l’entraînement systématique. Les idées qu’il développe sans cesse sous toutes les formes, dans sa critique, dans ses cours comme dans ses récits de voyage, les allures essentielles de son esprit, elles sont déjà dans ses premiers essais sur Tive-live