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mettait dans l’élucidation et la rectification de la pensée des autres. Il avait l’ambition d’être le gardien de certaines traditions, de certaines lois, de certains principes littéraires. Son originalité consistait dans la manière même de pratiquer cet art difficile de juger ; son autorité tenait à la sûreté de son goût, à la rectitude de sa raison, à la liberté de ses appréciations, et comme le cercle où l’on s’intéressait aux choses de l’esprit était encore restreint, le critique était un personnage écouté, exerçant une véritable influence ; il aidait à la création d’une opinion. Nous ne sommes plus à l’époque primitive des Nouvelles de la république des lettres, ni même à ces époques plus récentes où des esprits fermes, judicieux et fins se proposaient uniquement d’éclairer ou de tenir en garde le goût public. Nous vivons dans un temps d’immense dispersion et de confusion extrême, de travail obscur et indéfini, de fermentation vague, et la critique elle-même a fait comme tout le reste : elle s’est transformée, elle a étendu ses domaines, elle a renouvelé ses procédés, elle s’est adaptée, elle a voulu s’adapter à un ordre nouveau ne d’une révolution générale des idées et des mœurs.

Jusque-là c’était la période de la conquête légitime, de l’agrandissement naturel et nécessaire ; mais la question est de savoir si cet agrandissement légitime n’a pas ses conditions et sa mesure, si dans cette transformation poussée à bout la critique elle-même ne finit pas par s’altérer et se dissoudre en paraissant victorieuse. — C’est là en effet le plus curieux problème aujourd’hui, problème qui a ses racines dans tout un état social autant que dans une situation littéraire, qui se prolonge en ramifications infinies et qui est le signe de bien d’autres problèmes. Il ne faut pas s’y tromper : nous avons sous les yeux, et plus que jamais de nos jours, une combinaison étrange, le développement immense, irrésistible, le triomphe de l’esprit critique, et une sorte d’évanouissement de la vraie critique, telle qu’on l’entendait autrefois. L’esprit critique est devenu le ressort, presque le moteur unique du monde contemporain. Il pénètre partout, il envahit tout ; des sciences exactes, il passe dans la religion comme dans la philosophie ; il s’applique à l’impalpable et à l’inconnu comme aux élémens les plus subalternes et les plus positifs ; il entre en maître dans l’histoire, et il supplée presque à l’imagination défaillante. L’esprit critique est partout, la vraie critique est de plus en plus rare, ou du moins elle tend à s’effacer comme inspiration supérieure et indépendante ; elle va se perdre dans ce vaste mouvement dont elle devrait être la force modératrice et dont elle n’est que le jouet. Elle ne dirige pas le courant, elle le suit ; elle flotte entre les fantaisies et les systèmes, et au lieu de relever l’esprit contemporain à la hauteur d’un idéal plus sévère et