Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Charles-Albert a le spectacle en déplaisance, il n’y mettra peut-être pas les pieds ; rien ne va moins à son caractère réellement sérieux que de se mêler d’une telle chose, elle est ridicule, blâmée de tous les gens raisonnables ; c’est une occasion bien gratuite de blesser une foule de personnes, d’exciter l’esprit de jalousie entré la noblesse et la bourgeoisie. N’importe ; pour ne pas innover, pour ne rien concéder à l’esprit du temps, le roi Charles-Albert distribuera les loges comme son prédécesseur. »

Si le Piémont eût été un petit état isolé, ses petites agitations sociales intérieures auraient eu peu d’importance, et M. de Barante les eût peu remarquées ; mais c’était là, pour nous, la tête de l’Italie : le sort de l’Italie tout entière et la question de la situation de la France en Italie à côté de l’Autriche se débattaient à Turin. Peu après son arrivée à son poste, pour se rendre un compte éclairé de l’état des faits à cet égard, M. de Barante fit une course à Milan. « Milan, écrivait-il au général Sébastiani[1], présente un aspect bien frappant, et si je n’y étais pas allé, aucun récit ne m’eût donné l’idée d’une pareille situation. Tout ce qu’on peut dire de l’antipathie des Italiens pour les Autrichiens est au-dessous de la vérité, c’est la séparation la plus complète qui se puisse imaginer. J’ai vu Paris occupé par des armées étrangères, c’était certes un spectacle frappant ; il l’était moins que ce qu’on voit à Milan. Ce n’est pas seulement dans la classe inférieure et les classes moyennes que se manifestent cette répugnance et cet éloignement ; on ne trouverait pas à Milan un homme dont le gouvernement autrichien ait affaibli la haine, quelques marques de faveur ou d’honneur qu’il ait prodiguées à lui ou à sa famille ; la haute aristocratie, qu’on a ménagée, qu’on a décorée de rubans et d’habits de chambellan, est aussi nationale dans ses sentimens que l’opinion populaire. A un grand dîner chez le comte Borromée, le général Zichy se trouvait placé auprès de la comtesse Vitalien Borromée, belle-fille du comte ; vers la fin du repas, le général Zichy, buvant un verre de vin de Champagne, se mit à dire qu’il espérait bien aller incessamment en boire en France ; la comtesse Vitalien répondit : — Sûrement, car les Français, sont si hospitaliers qu’ils traitent de leur mieux leurs prisonniers. — Le général Zichy, soit brutalité autrichienne, soit qu’il eût déjà ou trop souvent, n’eut ni le bon goût ni le savoir-vivre d’endurer cette plaisanterie d’une jeune femme ; il s’emporta, disant qu’il n’ignorait pas le mauvais esprit des Milanais, leur affection pour les Français, leur haine pour les Autrichiens. — Si jamais nous avions à quitter Milan, ajouta-t-il, je me donnerais la

  1. Les 19 et 28 février 1831.