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der Linde nous signale entre ces doctrines hétérodoxes et la philosophie de Spinoza, je ne puis cependant échapper à un doute que je soumets à l’auteur, ne pouvant pas l’éclaircir moi-même faute de documens. Cette école spinozistico-théologique qu’il nous a si bien fait connaître est-elle réellement un rameau détaché du spinozisme, une application du spinozisme à la théologie, semblable à celle que nous avons vue de nos jours dans l’école de Hegel, ou ne serait-ce pas tout simplement un des innombrables produits de la théologie protestante, qui aurait emprunté quelques formules ou expressions aux livres alors en vogue de Spinoza ? Dans la théologie protestante en général, et même dans la théologie mystique avant la réforme, ne trouve-t-on pas des doctrines tout à fait analogues ? Michel Servet par exemple n’est-il pas une sorte de Van Hattem ? Jacob Bril ne dérive-t-il pas tout aussi directement de Jacques Boehme que de Spinoza ? Et même avant Jacques Boehme et encore plus près de la Hollande ne trouvons-nous pas dans les mystiques allemands des bords du Rhin[1] — maître Eckart, Tauler, Suso, enfin le Flamand Ruysbroeck, — non-seulement les mêmes idées, mais les mêmes formules et les mêmes expressions que celles que nous rapporte M. Van der Linde ? D’ailleurs le mysticisme panthéistique était en quelque sorte endémique en Hollande et en Flandre ; Geulinx, Poiret, Antoinette Bourignon, enseignaient sous toutes les formes les plus diverses et les plus monotones à la fois la doctrine de l’unité substantielle de l’homme et de Dieu. A la lumière de ces faits généraux, on voit la petite secte dont on a lu l’histoire se perdre dans ce vaste mouvement panthéiste dont l’Allemagne est le foyer depuis le XIVe siècle, et qui, tantôt sous la forme naturaliste, tantôt sous la forme mystique, a menacé à plusieurs reprises d’engloutir le monothéisme chrétien. Nous voyons bien et nous accordons que l’Éthique a eu une réelle influence sur les théologiens hétérodoxes de son temps ; mais jusqu’à quelle profondeur a-t-elle pénétré ? Est-elle bien l’élément principal et la cause première ? C’est ce que nous ne voyons pas encore très clairement. Quoi qu’il en soit et dans quelque mesure que Spinoza ait exercé son action sur la théologie hollandaise, cet épisode n’en est pas moins curieux et intéressant, et pourra servir un jour, si l’on retrouve encore d’autres intermédiaires[2], à expliquer comment l’idée spinoziste, endormie et étouffée en apparence pendant tout

  1. Voyez sur ce sujet un remarquable travail de M. Charles Schmidt (de Strasbourg), inséré dans les Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques.
  2. Un de ces anneaux est la philosophie d’Hemsterhuys, qui vient d’être exposée très clairement dans un bon livre de M. Emile Grucker. Voyez le chapitre sur le spinozisme d’Hemsterhuys.