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à user de ces moyens a une juste cause d’accuser l’état social. L’expérience est venue tout à coup démontrer que le droit considéré en Angleterre comme le plus imprescriptible de tous, le droit de propriété, recevait une atteinte des plus graves dans la personne des associations ouvrières, et que les ouvriers couraient risque de perdre d’un seul coup tout le fruit de leurs épargnes, s’ils ne parvenaient à les soustraire aux conséquences du régime exceptionnel qui pesait sur eux par suite de la nature collective de leur propriété. On vit alors un étrange spectacle : des sociétés populaires plus ou moins socialistes d’esprit invoquant devant les tribunaux les droits sacrés du mien et du tien et les invoquant en vain sans parvenir à se faire rendre ce qui leur appartenait. Qu’on se figure d’un côté les ouvriers anglais volés impunément de leur argent le jour où ils étaient arrivés, par le fruit de leur travail, à devenir capitalistes à leur tour, de l’autre les tribunaux anglais, gardiens des biens des citoyens, sanctionnant en quelque sorte ce vol et en consacrant le principe. Voilà le spectacle ; pour y croire, il est nécessaire de se rendre compte du régime anormal sous lequel vivent les sociétés industrielles chez ce peuple qui est encore aujourd’hui le plus commerçant de l’Europe.

La législation anglaise veut que toute propriété, pour être reconnue en justice, soit individuelle et nominative. Les sociétés commerciales, sous forme commanditaire ou autre, en sont donc réduites, de même que les femmes mariées, auxquelles la législation ne reconnaît pas le droit de posséder, à éluder la loi en nommant des trustees, c’est-à-dire des curateurs ou commissaires fiduciaires, auxquels tout leur avoir appartient dès lors en droit et qui légalement en ont l’administration. Les ouvriers, à ce qu’il paraît, n’ont pas jugé à propos d’user de ce biais, et le fait est que si l’on songe aux sommes fabuleuses accumulées dans les caisses des unions, la tentation eût été grande pour un commissaire fiduciaire, et la suite l’a bien prouvé. Les sociétés continuèrent donc à grossir leurs caisses sans nommer de trustees, et leurs fonds restèrent par le fait sans propriétaire légal qui eût le droit, en. cas de perte, de les revendiquer devant les tribunaux.

Cependant, par la force des choses, la caisse de chaque association vint à être confiée temporairement à des agens comptables nommés par les ouvriers. Il y a quelques mois, un de ces dépositaires emporta la caisse. Pour en obtenir la restitution, la société lésée s’adressa aux tribunaux ; mais les magistrats refusèrent de recevoir la plainte et de poursuivre le coupable, sous le prétexte que la société ne pouvait ni posséder ni ester en justice, et comme pour rendre en quelque, sorte leur arrêt plus acceptable, ils l’accompagnèrent de considérans étrangers au fond de la question et