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de Damiette par les lacs, les rares puits du désert, avaient suffi. Il fallait se hâter de remplacer un mode d’approvisionnement aussi précaire ; le projet d’un canal d’eau douce amenant l’eau du Nil du Caire à Timsah, et de Timsah, par deux branches, à Suez et Port-Saïd, avait été arrêté dans le principe. Ce tracé fut un peu modifié : les terres arables du delta forment au-dessous du Caire une pointe avancée vers l’est ; c’est l’endroit cultivé le plus rapproché des travaux. Un canal courant de l’ouest à l’est amenait l’eau du Nil jusqu’à la limite de ces cultures. Au lieu de partir du Caire, le grand canal d’eau douce commencé en 1861 fut creusé sur le prolongement de ce premier ouvrage et poussé rapidement vers Timsah. Cette même année, près de vingt mille travailleurs arabes attaquèrent la tranchée du seuil d’El-Guisr sur une longueur de 8 à 10 kilomètres. Arrivée sur les bords du lac, l’eau douce était portée à toute heure du jour jusque sur le lieu des travaux ; une armée de chameaux pourvut à ce service. De Timsah, le canal, se retournant à angle droit vers le sud, fut poussé progressivement vers Suez en contournant le bord des lacs amers et côtoyant le tracé du canal maritime. Le 29 décembre 1863, les habitans de cette ville, réduits jusqu’alors à boire de l’eau apportée du Caire et parfois rationnés comme sur un navire à la suite de retards ou d’accidens dans le transport du liquide, virent subitement déboucher au pied de leurs murailles une véritable rivière. Les Arabes, accourus en foule, frappés de cette merveille, ne cessaient de goûter l’eau avec des marques d’étonnement, ne pouvant croire tout d’abord que ce flot venu à travers le désert ne fût pas l’eau salée des lagunes voisines.

Une de ces grandes barques arabes portant au centre un roof ou cabine, et qu’on nomme dahabieh, nous attendait à l’extrémité du canal. Plusieurs personnes peuvent se promener, se coucher, en un mot vivre à l’aise dans une de ces dahabiehs, dont l’usage est bien connu des nombreux touristes qui chaque année remontent le Nil jusqu’aux confins de la Haute-Égypte. Nous y étions à peine installés au nombre de trois voyageurs, que le véhicule se mit en mouvement sous l’impulsion de deux vigoureuses mules trottant sur la berge. Le canal a dans tout son parcours de 12 à 15 mètres de largeur sur 1 ou 2 de profondeur[1] ; une ceinture de tamaris, l’arbre du désert, aux racines rampantes et au feuillage grêle, commence à garnir les berges d’un revêtement qui les garantira de toute dégradation ; parfois même de grands roseaux surplombent de près de 2 mètres l’embarcation, dont le sillage agite leurs longues tiges avec un bruissement métallique. On songe à ces roseaux

  1. Le canal a été creusé d’abord avec une pente uniforme. On y a mis ensuite des écluses à raison de l’insuffisance de l’eau. Il s’ensuit que des deux côtés de chaque écluse il y a entre les deux biefs une différence de profondeur d’eau.