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PROSPER RANDOCE.


c’est-à-dire le petit salon cramoisi du premier étage avec les deux pièces attenantes. C’est là que je logerai mon hôte. Faites transporter dans ce petit salon les potiches et les deux statuettes de, bronze qui ornent la cheminée de mon cabinet de travail. Faites aussi enlever du grand salon le portrait de mon père. Ayez l’œil, je vous prie, à ce que tout soit en état pour notre arrivée. Dans trois jours, j’aurai le plaisir de vous embrasser et de vous présenter Randoce. Ce lion de Barbarie rugit, mais ne mord pas. »

Sa lettre écrite et cachetée, il la mit lui-même à la poste, après quoi il passa chez son banquier, et de là il fit un saut jusque chez M. Termine, qui lui rappela sa promesse de l’aller voir à Saint-May. Ils prirent rendez-vous auprès de la fontaine ; puis il revint toucher les cinquante mille francs, et les porta lui-même à son frère, qui lui sauta au cou et le tint longtemps serré contre son cœur dans un étroit embrassement.

Le lendemain, Didier reçut un billet par lequel Prosper le priait instamment de se trouver chez lui vers dix heures du soir, pour y souper avec Carminette. Il n’avait pu prenrlre encore sur lui d’annoncer à l’étoile son héroïque résolution. Il prévoyait une scène d’attendrissement, de larmes, de désespoir. Il désirait que Didier fût là pour le seconder et pour raffermir son courage, s’il venait à faiblir. En attendant, il partait pour Versailles, où il avait une vieille dette de jeu à régler avec un officier de ses amis. Il ne voulait rien laisser derrière lui, il était décidé à faire peau neuve.

À dix heures sonnantes, Didier entra chez son frère et se trouva face à face avec la seule Carminette. Elle était dans ses atours ; sa coiffure hurluberlu était ornée de velours rouges qui animaient son teint. Jamais son étrange et piquante laideur n’avait été si bien assaisonnée, — laideur de haut goût à faire douter de la beauté. La table de trois couverts était servie ; une terrine de perdreaux truffés s’étalait sur une nappe bien blanche ; aux quatre coins, quatre bouteilles coiffées. Prosper s’était piqué de bien faire les choses pour ce souper d’adieu. Carminette était occupée à tirer des huîtres de leur cloyère et les ouvrait avec la dextérité d’une écaillère de la halle. On sonna ; file courut à la porte et revint, tenant un télégramme à la main. Didier ouvrit le pli : Prosper lui mandait qu’il n’avait encore pu s’aboucher avec son homme, qu’il se voyait obligé de passer la nuit à Versailles, qu’il serait de retour le lendemain de bonne heure. Carminette fit la moue, et avec un geste de dépit jeta la dépèche au feu ; mais recouvrant aussitôt sa belle humeur :

— Ma foi ! chevalier de la chiquenaude, dit-elle à Didier en jouant de la prunelle, j’espère que nous ne prendrons que le demideuil. Je suis d’avis que nous soupions sans ce vilain menteur, et que pour le punir nous fassions ce soir des folies.