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quitter pour un temps cet odieux Paris. Qui sait si quelque malheureux retour de passion… Peut-être ne suis-je pas si bien guéri que je le crois. Partons, mon cher ami, partons. Vous me logerez où vous voudrez ; tout me sera bon, un grenier même ; je mérite d’en tâter. Vous me mettrez, si cela vous convient, au pain sec. Je travaillerai comme un nègre, comme un forçat ; je suerai sang et eau pour m' acquitter de ma dette, pour me libérer de cette servitude… Six mois de travail acharné, et le Fils de Faust fera sous vos auspices sa glorieuse entrée dans le monde !

Il disait tout cela du ton de la conviction ; la vérité seule a cet accent ; puis, s’emparant d’une feuille de papier, il y écrivit avec l’agilité d’une main qui avait de la pratique : — « Moi, Prosper Randoce, je reconnais avoir reçu de M. Didier de Peyrols la somme de cinquante mille francs, que je m’engage à lui rembourser au fur et à mesure sur mes droits d’auteur, à partir de la première représentation du Fils de Faust. »

— Oh ! le bon billet qu’a La Châtre ! pensa Didier en empochant le papier… Et Carminette ! dit-il tout à coup.

Prosper baissa la tête, poussa un soupir pareil au rugissement d’un lion dans le désert. Il se leva, fit deux ou trois tours de chambre, se parlant à demi-voix et comme en proie au plus violent combat intérieur. S’arrêtant devant Didier :

— J’aurai la force de la quitter, lui dit-il. Dieu sait pourtant ce qu’il m’en coûte.

— Et ce qu’elle vous coûte, ajouta Didier.

— Mais ne me laissez pas le temps de me raviser, reprit-il. Quand partons-nous ?

— Dans une semaine, si vous le voulez.

— Une semaine !… Donnez-moi seulement la journée de demain pour régler mes affaires. Après-demain, nous serons en route. Adieu, vous me sauvez la vie. Vous n’êtes pas pour moi un ami, vous êtes un frère.

À ce mot, Didier ne put réprimer un tressaillement : Ah ! pensat-il, retranchez-en la moitié, s’il vous plaît. Le reste suffit à mon bonheur.

Il écrivit aussitôt à M. Patru : — « Grande victoire ! mon cher notaire. À vrai dire, je viens d’apprendre des choses… mais atout péché miséricorde. Sur mon invitation, mon demi-frère s’est décidé à quitter Paris, où il menait une vie médiocrement édifiante ; après-demain au soir, nous partirons ensemble. Il vient s’enterrer au Guard pour y travailler d’arrache-pied pendant six mois. C’est toujours cela de gagné. Comme vous le voyez, je n’ai perdu ni mon temps ni mes peines. Veuillez donner l’ordre à Marion de préparer en hâte ce que mon père appelait l’appartement des étrangers,