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PROSPER RANDOCE.


porte à droite, répondit-il d’un ton bourru. Didier avait déjà traversé la cour ; le concierge le rappela et lui cria : — Ne savez-vous donc pas que cet homme-là n’est chez lui que le matin ?

Didier revint le lendemain matin. Bien que d’ordinaire il se mît avec goût, il portait ce jour-là, non sans dessein, un paletot un peu fripé et une cravate négligemment nouée, dont la fraîcheur laissait à désirer. Il monta l’escalier, qui avait bonne tournure, sonna. Une voix lointaine cria : Entrez. Il entra, franchit un vestibule, poussa une seconde porte, et se trouva dans une grande chambre, moitié salon, moitié cabinet de travail, qui prenait jour sur la rue par deux fenêtres cintrées. Près de la fenêtre de droite, il y avait une longue table à écrire, et devant cette table un homme assis, le cou nu, la chevelure en désordre assez pareille à une crinière de lion, vêtu d’une sorte de cagoule en laine blanche. Cet homme retourna la tête, et Didier ne put réprimer un tressaillement : à vingt-six ans, son père devait avoir ce visage.

— C’est à M. Prosper Randoce que j’ai l’honneur de parler ? ditil d’une voix qui n’avait pas tout à fait son timbre ordinaire.

— Asseyez-vous, répondit l’autre d’un ton brusque, sur quoi, lui tournant le dos, il se remit à écrire.

Didier s’assit ; il profita du délai de grâce qui lui était accordé, pour souffler et se reconnaître. Il promena ses yeux autour de lui. Le cabinet de travail de Prosper ne ressemblait nullement à un paysage de Bohème. Une propreté exquise, un mobilier bien tenu, de l’acajou, du palissandre, des chaises en canne à dossier doré, deux fauteuils capitonnés, un bahut sculpté ; devant la table à écrire une grande peau d’ours, sur la cheminée une pendule de marbre à figures, et dans la cheminée un bon feu qui flambait. Ce qui attira surtout l’attention de Didier, ce fut une grande table surchargée de bric-à-brac, de vieux cuivres, de statuettes, de bronzes dont quelques-uns étaient de prix. Pour la première fois de sa vie, il fit un inventaire : il calcula dans sa tête ce que pouvait valoir cette table et ce qu’il y avait dessus ; puis il estima tant bien que mal le prix des six chaises, des deux fauteuils, du bahut, de la pendule. Quand il eut fait son compte, il reporta ses yeux sur Prosper, qui lui tournait toujours le dos et semblait absorbé dans son travail. En face de la table à écrire, il y avait une glace, et dans cette glace Didier pouvait apercevoir la figure de Prosper. Il s’assura de nouveau que son demi-frère ressemblait beaucoup à leur père : c’étaient les mêmes cheveux crépus, le même front étroit, mais élevé, le même nez aquilin, le même menton un peu pointu. Seulement Prosper était plus beau, l’ensemble de ses traits plus régulier.