Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/331

Cette page n’a pas encore été corrigée
327
PROSPER RANDOCE.


— Je ne sais, lui repartit Didier ; mais mes jambes se rouillent, j’éprouve le besoin de les déraidir un peu.

— Et ta cousine ? dit-elle.

— Eh bien ! quoi, ma cousine ? Penses-tu qu’elle ne puisse vivre sans moi ?

— J’avais fait un beau rêve, reprit-elle-, mais ici-bas les choses vont de travers comme un chien qui va à vêpres. Adieu le tambourin ! Allez-vous-en, gens de la noce. Et pourtant il me semble…

Un regard de Didier la fit rentrer dans le silence. Elle n’en pensa pas moins. Elle ne pouvait prendre son parti de l’ajournement indéfini des trois poupons ; elle les avait si bien vus dans son brouillard !… En allant et venant des malles à la crédence au linge, elle étudiait furtivement le visage de monsieur. Il y avait du mystère dans ses yeux, il y avait de l’ombre sur son front ; mais elle ne pouvait pas deviner que c’était l’ombre portée de Prosper Randoce.

M. Patru vint déjeuner avec Didier. En sortant de table, il avisa sur un guéridon les Incendies de l’âme. Il feuilleta le volume, haussa les épaules, poussa des hélas et des holà ! — Grand Dieu ! s’écria-t-il, que devient la poésie ? Muse du galimatias,

Tes nourrissons avides
Tarissent à l’envi tes mamelles arides.

En voilà un qui a le cœur fauve et le poil farouche ! Passe encore si c’était son poil qui fût fauve.

Didier prit la défense des Incendies. — Je ne veux pas médire de vos alexandrins, dit-il au notaire ; mais vous êtes un classique à perruque. Vous tenez qu’il y a vingt-sept règles à observer dans l’épopée, pas une de plus, pas une de moins. Sans contredit les Jardins de Delille sont une merveille ; mais on ne peut pas les refaire. Souffrez que nos nouveaux poètes défrichent des terres nouvelles, ou nous mourrons d’ennui.

— Heureux Prosper Randoce ! s’écria M. Patru. À juste titre on te nomme Prosper, puisque le poisson commence à mordre à ton hameçon.

Puis il questionna Didier sur son plan de campagne et lui donna quelques conseils. 11 n’avait pas de peine à entrer dans sa situation ; lui-même, il avait eu un frère très besoigneux, très quémandeur, vrai panier percé, mangeant son blé en herbe et ne faisant œuvre de ses dix doigts, au demeurant le meilleur fils du monde. Pour subvenir aux nécessités de ce bon garçon, M. Patru avait plus d’une fois saigné sa bourse. — Après tout, dit-il à Didier, votre aventure n’est pas si tragique qu’il vous semble. Eh ! bon Dieu, qui n’a un frère ?… Seulement permettez-moi de vous faire une dernière re-