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c’est sa marotte. Toute petite, elle avait déjà la manie des armoires. Ajoutez qu’elle possède le Manuel de la vie pratique… Mon Dieu ! elle a pris le bon parti ; je voudrais lui ressembler. Que sert d’avoir de l’âme, de l’imagination, de la poésie, quand on est condamné à finir ses jours aux Trois-Platanes ? J’ai toujours eu des aspirations ; c’est mon tourment.

Et Mme Bréhanne parla encore des étoiles, de l’azur du ciel, des mystères de l’âme, ce qui ne l’empêcha pas de revenir sur cet immeuble que M. Bréhanne avait aliéné sans en fournir le remploi. Les étoiles, le remploi, s’entremêlaient agréablement dans son discours. Didier n’était pas homme à la croire sur parole ; il savait ce qui en était des vingt années de constante fidélité ; il estimait que M. Bréhanne avait eu de bonnes raisons de garder rancune aux aspirations de sa femme, et que Lucile n’avait pas tout à fait tort de tenir la bride haute à sa prisonnière. Néanmoins, si injustes qu’elles fussent, les doléances de M me Bréhanne achevaient de le prévenir contre sa cousine ; elle en recevait des éclaboussures. Après avoir été la garde-malade d’un vieux mari à la tête fêlée, se constituer la geôlière d’une mère coquette ! C’en est trop, se disait Didier. Il y avait dans une telle existence une épaisseur de réalité qui l’offusquait. Piétiner dans la vie, passe encore ; mais en avoir jusqu’aux genoux ! Le moyen de se tirer avec grâce d’une situation si contrainte ? Ce n’était pas la faute de M, r,e d’Azado, mais c’était son malheur. À quoi lui servaient ses yeux, ses cheveux ? Sa beauté et sa vie étaient en désaccord, et Didier pensait à ces ouvrages illustrés dans lesquels un méchant texte est encadré d’élégantes et exquises vignettes. Tout en écoutant les jérémiades de M'" e Bréhanne, il regardait d’un œil confus le berceau de buis où il avait cru s’agenouiller devant une vision. Les visions ne possèdent pas le Manuel de la vie pratique.

Quand il prit congé de Mme Bréhanne, elle lui souhaita tous les plaisirs et tous les boulevards du monde, mais elle lui recommanda de ne pas se laisser étourdir par le tourbillon, de penser quelquefois à la pauvre recluse et de revenir au plus tôt la consoler. Il lui promit tout ce qu’elle voulut ; il avait hâte de s’en aller. Quoiqu’il n’eût pas dit trois mots, il était essoufllé comme s’il avait fait longue traite. L’essoufflement se gagne quelquefois par les oreilles.

Le lendemain matin, il lit part de son projet à Marion et lui donna l’ordre de préparer ses malles. La brave femme pensa tomber à la renverse. — Doux Jésus ! fit-elle. Que se passe-t-il donc ? Quelle mouche te pique, monsieur ? Passer l’hiver à Paris ! Je te croyais assis ; te voilà debout. Aurais-tu retrouvé par hasard au fond d’un tiroir les grandes bottes de ton pauvre père ?