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Prosper Randoce aimait cette escrime ; il avait de l’ardeur, du tempérament. « À force de se tromper, se disait Didier, peut-être a-t-il fini par trouver sa voie, par rompre avec le pastiche. Il avait vingt-trois ans quand il publia ses Incendies. Sans doute il a fait mieux depuis. Ses deux comédies, il est vrai, ont été sifflées ; le public est souvent injuste. En tout cas, publier un volume de vers lorsqu’on n’a pas encore de nom est l’indice d’un cœur bien né. Il est dans ce monde des spéculations plus lucratives. »

Tout en méditant les Incendies, Didier se préparait à partir. On peut croire qu’il lui en coûtait. Qu’allait-il faire à Paris ? Une enquête, une information. Il entendait mal ce métier. Un juge d’instruction doit être curieux, Didier était le plus incurieux des hommes ; il doit être indiscret, Didier était l’homme le moins questionneur du monde. Et quant à jouer le rôle d’un mentor, ne se faisant point d’illusion, il se refusait tout net les qualités de l’emploi. Pour prendre de l’ascendant sur les autres, il faut commencer par croire en soi, par avoir la religion de sa propre importance ; or Didier doutait de tout, mais surtout de lui-même. Bref, il n’avait, pour le soutenir dans l’exécution d’une entreprise qui lui semblait héroïque, que le sentiment du devoir, et ce sentiment tout nu et réduit à lui-même abat plus qu’il ne soutient. On ne fait rien de bon dans ce monde sans une joie secrète d’être et d’agir. Didier se disait que tous les hommes qui ont accompli de grands sacrifices savaient d’avance qu’ils y trouveraient le bonheur ; ils suivaient un penchant de leur nature, ils exerçaient un talent. On lui demandait de s’intéresser, de se dévouer à un frère qu’il ne connaissait pas ; c’était lui demander d’être vertueux, et le talent de la vertu lui manquait. Il n’avait pas de goût pour ce bel instrument ; bien malgré lui, il était obligé d’en jouer, il s’en tirerait comme il pourrait, mais il ne répondait de rien et maudissait l’indiscret raffineur qui avait fait faire dans le temps à son père le voyage de Bordeaux et la connaissance de Justine. — Il faut pourtant bien que chacun vive ! aurait pu objecter Prosper Randoce ; à quoi Didier eût répondu tout couramment : Je n’en vois pas la nécessité… Pendant qu’il s’occupait à serrer ses papiers, à régler quelques affaires urgentes, il sentait par momens les jambes lui manquer, mais il regardait le portrait de son père et disait : Il le faut !

Il avait décidé de ne pas se mettre en route sans avoir revu sa cousine. Une après-midi, prenant son courage à deux mains, il se rendit aux Trois-Platanes. Il se trouva fort heureusement que Mme d’Azado venait de sortir, ce fut Mme Bréhanne qui le reçut. Quand il lui annonça son prochain départ : — Ah ! mon beau neveu, s’écria-t-elle en reculant d’un pas, j’admire comme vous