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seraient dans quelques heures amenés à Varsovie, et il n’y avait pas un hôpital en état de les recevoir. Il appela à son aide tous ceux qui l’entouraient, et faute de commissaires des guerres il engagea M. de Canouville et moi à nous charger d’établir chacun un hôpital. Le temps pressait, on entendait le canon, le théâtre de la guerre était à peu de lieues de la ville, les blessés pouvaient arriver pendant la nuit. J’eus pour instruction de me faire fournir tout ce qui me serait nécessaire par la municipalité de Varsovie. J’y trouvai une bonne volonté complète et même empressée ; on commença par me conduire aux plus grandes maisons qui pouvaient recevoir cette destination. Je choisis un hôtel qui avait été très beau, mais depuis longtemps abandonné, désert et démeublé ; les lambris des vastes salons et des larges galeries étaient encore peints et dorés, les chambres et les cabinets étaient élégamment ornés ; maintenant il fallait meubler mon hôpital. La municipalité mit à mes ordres un employé qui, de rue en rue, allait mettre en réquisition des lits, des matelas, du linge, qu’on enlevait à mesure, et que je faisais charger sur des chariots. Je n’entrais point chez les habitans, je ne m’occupais point des rigueurs de la réquisition, mais je hâtais l’opération. Le jour avançait, il n’y avait pas un moment à perdre ; la nuit vint, et je n’avais pas encore les poteries nécessaires pour le service d’un hôpital. La municipalité me donna un bon moyennant lequel le marchand devait me délivrer tout ce que je lui demanderais ; puis on chargea un des Juifs qui fourmillaient dans la ville, offrant et vendant leurs services, de me conduire chez le faïencier. L’ordre lui fut donné à la hâte et brusquement, le Juif n’osa pas le faire répéter. Nous nous mîmes en route ; après avoir erré pendant plus d’une heure dans les rues mal ou point éclairées, le Juif, voyant mon impatience, m’expliqua en Allemand, que je n’entendais guère, qu’il ne savait pas où il devait me mener. Nous retournâmes à la municipalité, où je racontai le malentendu. A peine l’eus-je expliqué que le commissaire polonais tomba sur le pauvre Juif, le roua de coups, l’abattît par terre, le foulant à ses pieds. C’était à peu près de la sorte que Polonais et Français traitaient les Juifs, qui supportaient patiemment ces brutalités, cherchant les occasions de gagner quelque argent, de se faire payer cher quand on les payait et d’acheter bon marché aux soldats ce qui ne leur avait rien coûté.

« Lorsque mon hôpital fut prêt, assez avant dans la nuit, j’allai en prévenir M. Daru en lui disant qu’il ne me manquait plus que des chirurgiens et des infirmiers. Il n’en avait pas, et me renvoya encore à la municipalité, qui en mit en réquisition. Vers le soir du lendemain, les blessés commencèrent à arriver ; je continuai à remplir avec scrupule et compassion mon triste devoir. Ces malheureux