Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre compte de son vrai rôle, parfaitement décidé à éluder le plus qu’il pourrait les engagemens qu’il avait dû subir, et ne se proposant rien de mieux que de transporter sur les bords de la Vistule la politique de Catherine de Médicis. L’épisode le plus curieux de ce règne fut l’arrivée des ambassadeurs du khan des Tartares, qui venaient porter au roi de Pologne des présens emblématiques, un arc avec des flèches et un mouchoir de soie brodé d’or qu’envoyait la princesse mère du khan. De la part des Tartares, c’était une tentative pour décider le roi à déclarer la guerre aux Moscovites ; mais Henri n’avait nulle envie de se lancer dans des aventures qui le détourneraient de son but fixe, la France.

Il y eut pourtant un moment où il sembla changer un peu d’humeur ; il parut tout à coup s’intéresser aux affaires, prendre goût aux usages polonais ; il renvoya la plus grande partie des Français qu’il avait avec lui, ne gardant que Pibrac, Miron et un petit nombre de gentilshommes qui lui étaient particulièrement dévoués. Les Polonais crurent un instant qu’ils avaient décidément un roi. Ce n’était qu’une illusion ; la bonne humeur du roi tenait aux nouvelles qu’il recevait de France, à l’espoir de succéder bientôt à son frère Charles IX, qui se mourait, et au moment où on croyait à un changement favorable, Henri se disposait à s’évader de son royaume nuitamment, en fugitif, presque en coupable. Le 15 juin 1574, il avait reçu à Cracovie la nouvelle de la mort du roi Charles IX ; dans la nuit du 18, il était parti avec quelques-uns de ses gentilshommes français, sans rien dire, trompant jusqu’au bout les Polonais de sa maison, qui le croyaient endormi. Un cheval rapide l’emportait dans l’obscurité vers la frontière de l’empire. Si ce n’est point l’épisode le plus héroïque de son règne, ce n’est pas le moins bizarre. Ce fut toute une odyssée à travers les forêts et les fondrières de la Pologne. Quand les Polonais s’aperçurent du départ du roi, ils se précipitèrent à sa poursuite. Le chambellan Tenczinski, ramassant quelques hommes, partit aussitôt, mais il ne put rejoindre le roi qu’au-delà de la frontière. Tenczinski s’efforça de ramener le souverain fugitif. « Monsieur le comte, répondit le roi, j’ai fait trop de chemin pour retourner. Quand toutes les forces de la Pologne seroient ici, je ne le ferois point, et je donnerai de la dague dans le sein du premier qui sera si hardi que de m’en parler. Tout le service que vous me pouvez faire est de ramener vos gens et d’avoir soin des miens. » Henri continua son voyage vers la France, Tenczinski retourna à Cracovie, et cette aventure, rêvée comme une merveilleuse combinaison, laborieusement préparée par la diplomatie française, finit au coin d’un bois, dans le dialogue furtif de deux hommes qui à leur insu disposaient peut-être de l’avenir.