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mes études d’enfance, et comme mes parens, malgré leur tendresse et les soins qu’ils aimaient à prendre de moi, étaient convaincus de l’indispensable nécessité de l’instruction publique, je fus mis avant neuf ans au collège d’Effiat. »

Je saute tout à coup par-dessus vingt-neuf années ; je passe de 1791 à 1820. M. Prosper de Barante avait perdu sa mère en 1801, son père en 1814 ; je retrouve au bout de vingt-neuf ans, dans les souvenirs écrits de sa main, les mêmes sentimens, la même tendresse respectueuse et reconnaissante envers ses parens qu’il se complaisait à exprimer en parlant de son enfance ; leurs places sont vides dans sa maison, mais non dans son âme ; ils vivent encore en lui d’une présence intime et chère. « Mon père, dit-il, était âgé de cinquante-huit ans lorsque nous l’avons perdu ; son âge devait nous laisser espérer que nous jouirions encore longtemps de son affection ; il n’avait jamais eu d’autre sentiment ni conçu d’autre contentement que l’intimité de la famille ; c’était la douleur que lui avait causée la perte de ma mère et de mes frères qui avait usé son âme et qui lui donnait la mort. C’est à lui que je dois tout ; ce que je peux valoir vient de lui, de ses soins, de sa sollicitude, de sa tendresse, Chaque année, chaque malheur nous avaient rendus plus intimes. Nous étions devenus deux amis, deux vieux amis, pleins des mêmes souvenirs, ayant partagé les mêmes douleurs. Nous nous entendions à demi-mot sur tout. Il avait du goût pour moi, pour ma conversation, pour ce que je disais, pour ce que j’écrivais. Quand nous étions séparés, jamais nous n’avons laissé passer cinq jours sans nous écrire, sans nous confier mutuellement notre situation d’âme et nos impressions. Ce qu’il avait d’inquiet, de réservé dans le caractère, et l’habitude qu’il me reprochait de travailler trop sur moi-même et de n’avoir point d’abandon, avaient fini par se mettre en harmonie, et ne troublaient plus le plaisir d’être ensemble. Maintenant j’ai sans cesse une foule de pensées, de réflexions, de sensations fugitives, qui auraient été en harmonie avec lui, avec lui seul, qui se rattachent à notre longue sympathie, et dont je ne sais plus que faire. Parfois il me vient des paroles que je renfonce, parce que c’est à lui que je voudrais les adresser ; c’est lui qu’elles intéresseraient, c’est lui qu’elles feraient sourire. Moi seul, je l’ai bien connu ; moi seul, j’ai su ce qu’il valait par l’âme et par l’esprit. Un de mes regrets, et il l’avait souvent aussi sans le dire, c’est qu’il n’ait pas été apprécié ; il a bien passé dans le monde où il a vécu pour un homme rempli de raison, de savoir, de capacité et de vrai mérite ; mais s’il n’avait eu une sorte de timidité d’amour-propre, si une position de quelque éclat ou de quelque activité l’eût encouragé, si le succès l’eût animé, il eût