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position ; mais ce serait se tromper sur cette époque que d’imaginer qu’il en résultât pour mes parens un vrai chagrin, une vie d’ennui et de déplaisir. Tout dans l’ordre de la société était alors réglé de telle façon que le désir d’ambition ne pouvait pas être aiguisé par l’espérance ; on ne pouvait pas changer sa situation et sa fortune du jour au lendemain ; les positions sociales n’étaient point, comme elles l’ont été depuis, soumises sans cesse aux chances de la loterie des événemens. Mon père et ma mère savaient fort bien jouir de ce qu’il y avait d’heureux et de doux dans leur situation ; le désir qu’ils concevaient d’en avoir une autre était vague et n’influait pas sur leur manière de vivre. Il se présenta d’ailleurs pour eux un intérêt qui absorba tous les autres, qui devint l’emploi et le but de leur vie, qui a été presque leur unique pensée. Ce fut leurs enfans. Je ne puis songer sans un attendrissement profond, sans une reconnaissance inexprimable, à ce que mes parens ont été pour moi, à ce que je dois à une tendresse et à des soins sans exemple. Du plus loin qu’il m’en souvienne, je me les rappelle occupés de moi sans cesse, et toujours dans l’idée de développer mon âme et mon esprit, toujours avec une affection éclairée, raisonnable et prévoyante. Nourri par ma mère, je ne la quittais pas ; elle a veillé sur mes premières impressions, et je ne puis retrouver dans mon souvenir aucune idée reçue dans mon enfance qui ne soit liée avec la bonté attentive de mes parens. L’éducation était alors un des sujets qui occupaient le plus les esprits ; de nouvelles opinions à ce sujet étaient dérivées de la nouvelle philosophie et des points de vue sous lesquels toutes choses étaient alors envisagées. Mon père et ma mère, chacun selon son caractère et sa tournure d’esprit, dirigèrent toutes leurs réflexions et leurs études de ce côté. C’était la conversation habituelle des hommes de leur société. Ainsi j’étais le sujet d’une constante préoccupation ; on faisait ou l’on refaisait pour moi des livres élémentaires ; il n’y avait rien qu’on n’essayât de m’expliquer et de m’apprendre par conversation ; les promenades, les voyages, les amusemens, étaient arrangés en pensant à moi. Mon père composa une grammaire raisonnée extraite de Dumarsais, Duclos et Condillac ; elle a été imprimée depuis. Lorsque je la relis, je suis touché de la patience complaisante qu’il a fallu pour faire comprendre de telles notions abstraites à une intelligence enfantine, et je m’étonne qu’il ait pu réussir à cet enseignement. Plus tard, mes parens ont fait aussi une géographie ; les dialogues qui en forment l’introduction sont de ma mère. Elle écrivait beaucoup pour nous ; elle faisait des contes, des extraits d’histoire ; elle complétait l’instruction qu’elle avait reçue au couvent ; elle apprenait assidûment afin de pouvoir enseigner. De la sorte, je devins très avancé dans