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PROSPER RANDOCE.

s’attachait non-seulement à la lettre, mais à l’esprit de la loi. Or il connaissait la sévérité de ladite loi à l’égard des enfans adultérins, il savait qu’elle ne leur accorde que des alimens, et si Prosper n’était que le créancier d’une dette d’alimens, que lui restait-il à réclamer ? Votre père savait encore que le code repousse par une fin de non-recevoir insurmontable toute reconnaissance d’adultérin, ’et que d’autre part la cour de cassation a confirmé plusieurs arrêts de cours royales portant annulation de legs faits, à de tels enfans, parce que le disposant s’était proclamé père dans l’acte même de libéralité. Voici donc comme raisonnait M. de Peyrols. Je ne connais pas Prosper Poclion ; tout ce que je sais de lui, c’est qu’il est mon fils ; ainsi toute disposition que je prendrais en sa faveur n’aurait pour cause que cette filiation même, d’où il suit…

— J’ai lu Marcadé, j’ai lu Demolombe, interrompit Didier avec un redoublement d’impatience. De grâce, monsieur Patru, raisonnez moins.

— Laissons les généralités, ne considérons que l’espèce, poursuivit le notaire. Votre père tenait à respecter absolument votre liberté. Vous voyez que dans son billet il s’en remet à vous ; il estimait que vous n’étiez obligé à rien, que tout ce que vous feriez, vous le feriez pour l’amour de lui. Tel était son point de vue, et sa doctrine me semble orthodoxe. Et d’ailleurs, — ceci est le point essentiel, — que savait-il si c’était de ses libéralités qu’avait besoin Prosper, et non pas plutôt d’appui, d’encouragement, de bons conseils, de l’amitié et des directions d’un sage mentor tel que vous ? Didier ne put réprimer un léger haussement d’épaules. — Vous pensez à tout, monsieur Patru, reprit-il, sauf à me dire où est mon frère, ce qu’il fait, ce que vous savez de lui…

— Vos impatiences me brouillent l’esprit. Vous êtes excusable ; je comprends, la surprise, l’émotion… Où est votre frère, ce qu’il fait, je le sais enfin ; mais ce n’a pas été sans peine, il a fallu noircir bien du papier. C’est par l’obligeance de deux de mes confrères, l’un de Bordeaux, l’autre de Paris, que j’ai réussi à dénicher l’oiseau. Je vous ai apporté cette correspondance ; vous la dépouillerez à loisir. En attendant, en voici le sommaire. M. et M me Pochon s’étaient transportés à Paris ; ils avaient rouvert boutique aux Batignolles ; ils y sont morts tous deux du choléra. Leur fils ne s’appelle pas Prosper Pochon, mais Prosper Randoce, pour vous servir. C’est son nom de guerre ; il paraît être une manière de gent de lettres, faisant tout ce qui concerne son état. Il a écrit des nouvelles à la main dans un petit journal ; il est l’auteur de deux vaudevilles siffles, deux fours superbes dont vous le consolerez, et d’un volume de vers invendu, intitulé les Incendies de l’âme ; il